Roi Céleste
Saint Sophrony l’Athonite
Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité (In 14, 16-17),
Toi qui procèdes du Père et reposes dans le Fils (In 15,26),
viens et demeure en nous,
instruis-nous dans la vérité tout entière (In 16, 13),
et sauve nos âmes,
Toi qui es bonté.
Saint Sophrony l’Athonite.
«Mais quand Il viendra, Lui, l’Esprit de vérité, Il vous instruira dans la vérité tout entière», nous a promis le Seigneur avant son exode vers la mort sur la Croix.
Avoir conscience d’être éloigné de Dieu, de ce Dieu caché mais néanmoins aimé, est pénible à l’excès. Maintenant, en réfléchissant à ce qui m’est arrivé en réalité durant ces années bénies, trois remarques me viennent à l’esprit. D’abord, la soif de Dieu dont j’étais dévoré me semblait tout à fait naturelle, «la seule chose nécessaire» (Luc 10,42) dans l’état pitoyable dans lequel je me trouvais. Ensuite, je sais que je suis faible, instable en tout … ; d’où m’est donc venue cette prière qui excède les forces de ma nature? Enfin, ne serait-ce pas le Seigneur lui-même qui m’a attiré par sa force? N’y a-t-il pas eu là union de deux volontés: celle de Dieu et la mienne, dans la mesure où notre Dieu et Créateur n’accomplit rien en nous sans notre accord ni notre concours?
La détresse de mon âme était incessante – jour et nuit. Mon tourment se déversait en une prière également ininterrompue, même durant le sommeil ou lorsque je me trouvais parmi d’autres personnes. En leur présence, cependant, une certaine force me retenait de manifester mon état à l’extérieur; mais dès que je revenais chez moi – et parfois avant même que j’aie eu le temps de refermer la porte de ma chambre -les pleurs s’emparaient à nouveau de moi. Par moments, la douleur de l’âme causée par ma séparation d’avec Dieu me jetait à terre; dans le silence nocturne, des heures durant, je ne cessais de verser des larmes et de me lamenter sur ma perte, d’une grandeur inexprimable. Mon être tout entier, mon intellect, mon cœur et même mon corps, tout s’unissait étroitement, fortement, à la manière d’un nœud bien serré. Et lorsque les pleurs franchissaient une certaine limite, la terre, tout le monde visible disparaissait de ma conscience; j’étais là, seul devant Dieu. L’impalpable Lumière qui jaillit de l’Éternel me permettait de me voir non dans mon apparence extérieure, non dans les conditions de ma vie quotidienne, mais d’une manière étrange que je ne saurais décrire: je me tenais devant mon Créateur, radicalement nu dans mon être même. Il ne restait rien en moi de caché à ses yeux.
Un des événements les plus marquants de ma vie fut, grâce à la bonne providence de Dieu à mon égard, ma rencontre avec le starets Silouane. A cet homme humble, il avait été accordé d’En-haut de prier pour le monde entier comme pour lui-même. En lui cependant prédominait l’affliction pour ceux qui étaient déjà partis d’ici-bas. Son âme était rivée à la vision de l’enfer qui est au-delà des limites de la terre. Il contemplait cet enfer en raison de son expérience – qu’il lui avait été donné de vivre – de la réalité de cet état spirituel de l’esprit humain. Il n’était, d’une manière générale, limité dans sa prière ni par le temps ni par l’espace, car son esprit était constamment tourné vers l’éternité. En moi, en revanche, prévalait la vision de l’enfer ici-bas, dans l’Histoire.
Ma vie au désert -loin de me libérer de cet état – augmenta, au contraire, mon tourment pour le monde, en raison des événements tragiques de notre époque; cela, plus spécialement durant la Seconde Guerre mondiale. Le désert me donnait la liberté de me livrer à la prière pour l’humanité, particulièrement durant les heures de la nuit. J’étais en quelque sorte possédé par la perception des souffrances du monde entier. Mon expérience de la Première Guerre mondiale et, à sa suite, de la révolution russe, y avait sans doute contribué. J’avais vécu pendant des années dans une étouffante atmosphère de haine fratricide, d’abord dans la guerre internationale, puis dans la guerre civile. Depuis, je préfère entendre parler de la perte de plusieurs milliers de vies humaines dans des catastrophes naturelles, par exemple, les tremblements de terre, les inondations, les épidémies, etc. Les désastres de ce genre suscitent normalement de la compassion de toutes parts, alors que les guerres entraînent, pour ainsi dire, tous les hommes sans exception dans une complicité morale avec les massacres qui sont perpétrés, Il n’y a pas de plus grand péché que la guerre. Ces années-là, je vivais la Liturgie en me souvenant du Christ lors de la nuit de Gethsémani et du jour terrible du Golgotha. J’étais dans le désespoir: la première chute de l’homme se dévoilait sous mes yeux dans toutes ses dimensions. Comment suis-je resté vivant? Je n’en sais rien.
«Quand Il eut pris le vinaigre, Jésus dit: « C’est achevé » et, inclinant la tête, Il rendit l’esprit» (Jean 19, 30). Qu’y avait-il dans la conscience du Christ lorsqu’il prononça ces mots: C’est achevé? Personne n’est en mesure de dévoiler en plénitude cette éternité dans laquelle notre Seigneur demeurait constamment. Mais on ne se trompera sans doute pas en supposant que sa vision globale n’intégrait pas seulement son extrême «kénose» – jusque et y compris la descente en enfer -, mais aussi sa victoire sur la mort:
Il apercevait, dans la Lumière du Royaume du Père, la multitude de ceux qu’Il avait sauvés. Le dessein du Très-Haut sur l’homme dans l’intellect créateur de Dieu dès «avant la création du monde» devient maintenant possible et se réalise: le Christ a achevé «l’œuvre» que le Père lui a confiée (voir Jean 17, 4).
Nous sommes dans la crainte, l’effroi, lorsque les degrés extrêmes de la souffrance se découvrent devant nous. Mais la voie chrétienne a précisément ceci de particulier que, en même temps que la descente dans le pays des affres de la mort, l’esprit humain a la possibilité de monter dans la sphère de la Lumière incréée. Lorsque des épreuves insupportables, à ce qu’il nous semble, s’abattent sur nous, l’accès à une surabondance vraiment infinie de vie s’ouvre à nous, à l’improviste. Alors, nous commençons à connaître plus profondément le Christ, dans son humanité et sa divinité. Alors, notre esprit triomphe et s’étonne du miracle que Dieu a accompli pour nous. De la même manière que la prière de Gethsémani demeure éternellement dans sa réelle puissance, que la mort du Christ au Golgotha est inscrite pour toujours dans le corps de l’univers créé, que tous les actes et toutes les paroles du Seigneur sont ineffaçables de l’histoire de notre race, de même seront gravés en nous aussi, pour toute l’éternité, tous les labeurs que nous aurons accomplis dans notre marche à la suite du Christ, mais transfigurés par la force de l’amour divin.
Référence :
Voir Dieu tel qu’Il Est. Archimandrite Sophrony. Sel de la terre. 2004.