Extraits de Le Mystère pascal : commentaires liturgiques par Alexandre Schmemann et Olivier Clément, Collection Spiritualité orientale N°16, La semaine sainte (p. 35-45) Par Alexandre Schmemann
Le Saint Sabbat le ‘grand et saint Sabbat » est le jour qui lie le Vendredi saint, la commémoration de la croix, au jour de la Résurrection. Pour beaucoup, la vraie nature et le sens de ce lien, la réelle nécessité de ce jour intermédiaire, reste obscure. Pour la grande majorité de ceux qui vont à l’église, les jours « importants » de la grande semaine sainte sont le vendredi et le dimanche, la Croix et la Résurrection. Ces deux jours, cependant, restent en quelque sorte distincts. Il y a un jour de tristesse, puis un jour de joie. Dans cette succession, la tristesse est simplement remplacée par la joie. Mais selon l’enseignement de l’Église, exprimé dans sa tradition liturgique, la nature de cette succession n’est pas une simple substitution. L’Église proclame que le Christ a « écrasé la mort par la mort »; cela veut dire que, même avant la résurrection, se place un événement dans lequel la tristesse n’est pas simplement remplacée par la joie, mais elle-même transformée en joie. Le grand Samedi est précisément ce jour de transformation, le jour où la victoire germe de l’intérieur même de la défaite, lorsqu’avant la résurrection il nous est donné de contempler la mort de la mort elle-même… Et tout cela est exprimé – plus encore : tout cela est réellement actualisé – chaque année, dans ce merveilleux office du matin, dans la commémoration liturgique qui devient pour nous un « présent » sauveur et transformant.
Lorsque nous venons à l’église, le matin du Samedi saint, le Vendredi vient juste de se terminer, du point de vue liturgique. C’est pourquoi la tristesse du Vendredi est le thème initial, le point de départ des Matines du Samedi. Cet office commence comme un office des funérailles, une lamentation sur un mort. Après le chant des tropaires funéraires et un lent encensement de l’église, les célébrants s’approchent de l’Épitaphion. Nous sommes devant le tombeau de notre Seigneur, nous contemplons sa mort, sa défaite. Le psaume 118 est chanté, et à chaque verset on ajoute un chant spécial qui exprime l’horreur des hommes et la stupeur de la création tout entière devant la mort de Jésus. « Collines et vallons, et vous, foule des hommes, pleurez !
Et vous, tout l’univers, lamentez-vous avec moi, la Mère de votre Dieu. »
Et cependant, dès le début, accompagnant le thème initial de tristesse et de lamentation, apparaît un nouveau thème qui deviendra de plus en plus apparent. Nous le trouvons avant tout dans le même psaume 118: « Heureux ceux qui sont irréprochables dans leurs voies, ceux qui marchent dans la loi du Seigneur. » Dans notre pratique liturgique actuelle, ce psaume est utilisé seulement aux offices des défunts, ‘d’où sa référence « funéraire » pour le commun des fidèles. Pourtant, dans la tradition liturgique primitive, ce psaume était une des parties essentielles de la vigile du dimanche, la commémoration hebdomadaire de la résurrection du Christ. Son contenu n’est pas du tout funéraire : ce psaume est l’expression la plus pleine et la plus pure de l’amour pour la Loi de Dieu, c’est-à- dire pour le dessein divin sur l’homme et sur sa vie. La vraie vie, celle que l’homme a perdue par le péché, consiste à garder, en accomplissant la loi divine, cette vie avec Dieu, en Dieu et pour Dieu, pour laquelle il a été créé. « Je me suis réjoui dans la voie de tes témoignages comme si je possédais tous les trésors. » (v. 14) « Je méditerai les merveilles de ta loi. » (v. 16) Et puisque le Christ est l’image de l’accomplissement parfait de cette loi, puisque sa vie tout entière n’a consisté qu’à accomplir la volonté du Père, l’Église interprète ces paroles du psaume comme adressées au Père par le Christ au tombeau: « Vois, j’ai aimé tes commandements, Seigneur; dans ta miséricorde, vivifie-moi. » (v. 159) La mort du Christ est la preuve suprême de son amour pour la volonté de Dieu, de son obéissance au Père. Elle est un acte de pure obéissance, de confiance totale en cette volonté; et, pour l’Église, c’est précisément cette obéissance jusqu’à la fin, cette parfaite humilité du Fils qui est le fondement et le commencement de sa victoire. Le Père désire cette mort, le Fils l’accepte, révélant ainsi une foi inconditionnée dans la perfection de la volonté du Père et dans la nécessité de ce sacrifice du Fils par le Père. Le psaume 118 est le psaume de cette obéissance, et, de ce fait, il annonce que, dans l’obéissance, le triomphe a commencé. Mais pourquoi le Père désire-t-il cette mort? Pourquoi est-elle nécessaire? La réponse à ces questions constitue le troisième thème de notre office, et il se trouve exprimé dans les stances intercalées entre les versets du psaume 118. Elles décrivent la mort du Christ comme sa descente dans l’Hadès. Dans le langage concret de la Bible, « l’Hadès » est le royaume de la mort, cet état de ténèbres, de désespoir et de destruction qu’est la mort. Et puisqu’il est le royaume de la mort, que Dieu n’a pas créée et qu’il n’a pas voulue, cela signifie aussi que le Prince de ce monde est tout puissant dans le monde. Satan, péché, mort: telles sont les dimensions de l’Hadès, son contenu. Car le péché vient de Satan, et son fruit, c’est la mort : « Le péché est entré dans le monde et par le péché, la mort » (Rom. 5,12).
« La mort a régné d’Adam à Moïse » (ibid. 5,14). L’univers tout entier est devenu un cimetière cosmique, et il était condamné à la destruction et au désespoir. Voilà pourquoi « le dernier ennemi, c’est la mort » (I Cor. 15,26), et sa destruction constitue le but ultime de l’Incarnation. La rencontre avec la mort est « l’heure » du Christ, celle dont il disait: « C’est pour cette heure que je suis venu » (Jn 12,27). Et maintenant, elle est venue, et le Fils de Dieu entre dans la mort. Les Pères ont généralement décrit ce moment comme un duel entre le Christ et la mort, entre le Christ et Satan, car cette mort devait être ou bien le dernier triomphe de Satan, ou bien sa défaite décisive. Le duel se déroule en plusieurs étapes. D’abord les forces du mal semblent triompher; le Juste est crucifié, abandonné de tous; il endure une mort ignominieuse; il devient, de plus, participant de l’Hadès, ce lieu de ténèbres et de désespoir… Mais au même moment apparaît le vrai sens de sa mort. Celui qui meurt sur la croix possède la vie en lui-même, c’est-à-dire qu’il a la vie, non comme un don reçu de l’extérieur, quelque chose qu’on pourrait lui enlever, mais qu’elle est sa propre essence. Il est la vie et la source de toute vie. « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes. » Comme homme, il peut réellement mourir; mais en lui c’est Dieu qui entre dans le royaume de la mort, qui goûte à la mort. Telle est la portée unique et incomparable de la mort du Christ : l’homme qui meurt est Dieu ou, plus exactement, l’Homme-Dieu. Dieu est le Saint immortel; et c’est seulement dans l’unité, sans confusion, sans changement, sans division ni séparation de Dieu et de l’homme dans le Christ que la mort humaine peut être assumée par Dieu, et être vaincue et détruite du dedans, « écrasée par la mort ». Maintenant nous comprenons pourquoi Dieu désire cette mort, pourquoi le Père y livre son Fils unique. Il désire le salut de l’homme, c’est-à-dire que la destruction de la mort ne soit pas un acte de sa puissance (« Ne sais-tu pas que je peux prier le Père de m’envoyer sur l’heure plus de douze légions d’anges ? »), ni une violence, fût-elle salvatrice, mais un acte de cet amour, de cette liberté et de cette libre consécration à Dieu, pour lesquels il créa l’homme. Tout autre mode de salut aurait été contraire à la nature de l’homme et n’aurait donc pas été un réel salut. D’où la nécessité de l’Incarnation et la nécessité de cette mort divine… Dans le Christ, l’homme restaure l’obéissance et l’amour; par le Christ, l’homme peut vaincre le péché et le mal. Il était essentiel que la mort fût non seulement détruite par Dieu, mais vaincue et terrassée dans la nature humaine elle-même, par l’homme et dans l’homme. « C’est par un homme que la mort est venue; c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts » (I Cor. 15,21). Le Christ accepte librement la mort, et de sa vie il dit que « personne ne peut me la prendre, mais je la donne de moi-même » (Jn 10,18). Ce ne fut pas sans lutte : « Et il commença à être triste et abattu » (Matth. 26,27). Ainsi s’accomplit la pleine mesure de son obéissance, ainsi se trouve détruite la racine morale de la mort, de la mort comme rançon du péché. Toute la vie de Jésus est en Dieu, comme toute vie humaine devrait l’être; et c’est cette plénitude de vie, cette vie riche de sens et de contenu, toute pleine de Dieu, qui triomphe de la mort et détruit son pouvoir. Car la mort est avant tout absence de vie, destruction de la vie qui s’est coupée de sa seule source. Et parce que la mort du Christ est un mouvement d’amour vers Dieu, un acte d’obéissance et de confiance, de foi et de perfection, elle est un acte de vie – « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Luc 23,46) – qui détruit la mort. C’est la mort de la mort elle-même. Tel est le sens de la descente de Jésus dans l’Hadès, de sa mort devenant sa victoire. Et la lumière de cette victoire illumine maintenant notre veille près du tombeau : « Ô Vie, comment peux-tu mourir? Comment séjournes-tu au tombeau? – Mais c’est pour détruire la puissance de la mort et ressusciter les morts de l’enfer. « Tu fus déposé au tombeau, ô Christ, toi la Vie! Par ta mort, tu as détruit la puissance de la mort, et pour le monde, tu as fait jaillir la vie. « Ô joie que celle-là! O grande volupté que celle dont tu as rempli les morts détenus dans l’enfer, en faisant luire la lumière dans leurs sombres profondeurs ! » La Vie entre dans le royaume de la mort; la lumière divine en inonde les affreuses ténèbres, et elle brille pour tous ceux qui y séjournent, car le Christ est la vie de tous, l’unique source de toute vie. Il meurt donc pour tous, car tout ce qui atteint sa vie atteint la Vie elle-même… La descente dans l’Hadès est la rencontre de la vie de tous avec la mort de tous: « Tu es descendu sur terre pour sauver Adam et ne l’y trouvant pas, ô Maître, tu es allé le chercher jusque dans l’enfer. » La tristesse et la joie se livrent combat, et, maintenant, la joie est sur le point de l’emporter. Les stances sont achevées; le dialogue, le duel entre la vie et la mort est à son terme. Et pour la première fois résonne le chant de triomphe et de joie: c’est le tropaire sur le psaume 118 (Eulogitaria) chanté à chaque vigile du dimanche, à l’approche du jour de la résurrection « La multitude des anges fut stupéfaite en te voyant compté parmi les morts, ô Sauveur, tandis que tu anéantissais la force de la mort et qu’avec toi tu réveillais Adam, et libérais tous les hommes. « Pourquoi mêlez-vous vos larmes à la myrrhe, disciples ? disait aux myrophores l’ange resplendissant qui se trouvait dans le tombeau. Examinez vous-mêmes le sépulcre et voyez : Le Sauveur est ressuscité et sorti du tombeau. » Puis vient le beau canon du grand Samedi, dans lequel tous les thèmes de cet office, depuis la lamentation funéraire jusqu’à la victoire sur la mort, sont résumés et approfondis; il se termine par cette invitation : « Que la création soit dans l’allégresse! Que tous les habitants de la terre se réjouissent, car l’enfer ennemi est dépouillé. « Que les femmes viennent avec leurs aromates Je délivre Adam, Ève et toute leur race. Et le troisième jour, je ressusciterai. » Dès lors la joie pascale illumine l’office. Nous sommes encore devant le Christ au tombeau, mais celui-ci nous a été révélé comme le tombeau qui donne la vie. En lui gît la vie. En lui, une nouvelle création naît, et une fois encore, le septième jour, le jour du repos, le Créateur se repose de toutes ses œuvres. « La vie s’est endormie, et l’Hadès tremble », et nous contemplons ce Sabbat béni, le repos solennel de celui qui nous redonne la vie : « Venez, contemplons notre vie enfermée dans le tombeau… » Tout le sens et la profondeur mystique de ce septième jour, jour de parfait accomplissement, nous sont maintenant révélés, car « Le grand Moïse préfigura mystiquement ce jour lorsqu’il dit : Dieu bénit le septième jour. Voici le Sabbat béni, voici le jour du repos en lequel le Fils unique de Dieu se reposa de toutes ses œuvres. »
On fait alors le tour de l’église, processionnellement, avec l’Epitaphion, mais ce n’est pas une procession funéraire. C’est le Fils de Dieu, le Saint immortel, qui traverse les ténèbres de l’Hadès, annonçant à « l’Adam de toute génération » la joie de la résurrection prochaine; « telle la lumière du matin qui jaillit de la nuit », il proclame que « tous les morts ressusciteront, tous ceux qui gisent dans les tombeaux vivront et toute la création se réjouira… » Nous retournons à l’église. Nous connaissons déjà le mystère de la mort vivifiante du Christ. L’Hadès est vaincu, l’Hadès tremble. Apparaît alors le dernier thème, celui de la Résurrection. Le Sabbat, le septième jour, achève et complète l’histoire du salut, son dernier épisode étant la victoire sur la mort. Mais après le sabbat vient le premier jour d’une création nouvelle, la vie nouvelle née du tombeau. Le thème de la résurrection commence à retentir dans le prokiménon « Lève-toi, Seigneur, viens à notre aide! Délivre-nous à cause de ton amour. O Dieu, nous avons entendu de nos oreilles… » Il se prolonge dans la première lecture, celle de la prophétie d’Ézéchiel sur les os desséchés (ch. 37) : « Les ossements étaient très nombreux sur le sol de la vallée, et ils étaient complètement desséchés. » C’est la mort triomphant dans le monde, ce sont les ténèbres, l’implacable et universelle sentence de mort. Mais Dieu parle au prophète, lui annonçant que tel n’est pas le destin dernier de l’homme. Les ossements desséchés entendront la Parole du Seigneur et les morts revivront: « Voici que j’ouvrirai vos tombeaux, et je vais vous faire remonter de vos tombeaux, et je vous ramènerai sur le sol d’Israël. » A la suite de cette prophétie, le deuxième prokiménon redit la même prière, lance le même appel : « Lève-toi, Seigneur, et délivre-nous à cause de ton Nom ! » Cela adviendra-t-il ? Comment cette résurrection universelle est-elle possible? C’est la deuxième lecture qui nous le dit (I Cor. 5,6 et Gal. 3,13-14) : « Un peu de levain fait lever toute la pâte… » Le Christ, notre Pâque, est ce levain de la résurrection de tous. Comme sa mort détruit le principe même de la mort, sa résurrection est le gage de la résurrection de tous, car sa vie est la source de toute vie. Les versets de l’Alléluia, qui sont aussi ceux qui ouvriront l’office de Pâques, concordent avec la réponse finale, la certitude que le temps de la nouvelle création, celui du jour sans soir, a déjà commencé: « Alléluia ! Que Dieu se lève et que ses ennemis se dispersent et qu’ils fuient devant sa Face, ceux qui le haïssent! « Alléluia! Comme se dissipe la fumée, ils se dissipent; comme fond la cire devant le feu. » La lecture des prophéties est terminée. Cependant nous n’avons entendu que des prophéties. Nous sommes encore au grand Samedi, devant le tombeau du Christ.
Il nous faut vivre ce long jour avant d’entendre à minuit : « Christ est ressuscité ! » et avant d’entrer dans et avant d’entrer dans la célébration de sa Résurrection. C’est pourquoi la troisième lecture (Matth. 27,62-66) nous parle encore du tombeau : « Ils y mirent un sceau et postèrent des gardes. » C’est probablement à ce tout dernier moment des Matines que le sens ultime de ce jour intermédiaire devient manifeste. Le Christ s’est levé d’entre les morts ; sa Résurrection, nous la célébrerons le jour de Pâques. Cependant, cette célébration commémore un événement unique du passé et elle anticipe un mystère de l’avenir. C’est déjà la résurrection, mais pas encore la nôtre. Nous devrons mourir, accepter la mort, la séparation, la destruction. La réalité de notre situation en ce monde, dans cet « éon », est la réalité du grand Samedi; ce jour est la réelle image de notre condition humaine. Nous croyons en la résurrection parce que le Christ est ressuscité des morts. Nous attendons la résurrection. Nous savons que la mort du Christ a vaincu le pouvoir de la mort, et que celle-ci n’est plus l’issue sans espoir, la fin de tout… Baptisés en sa mort, nous communions â sa vie qui a surgi du tombeau. Nous recevons son corps et son sang qui sont nourriture d’immortalité. Nous avons en nous le gage, l’anticipation de la vie éternelle… Toute notre existence chrétienne trouve sa dimension dans ces actes de communion à la vie nouvelle dans l’éon nouveau du Royaume. Et cependant, nous sommes encore là, et la mort est notre lot inévitable. Mais cette vie entre la résurrection du Christ et le jour de la résurrection générale n’est-elle pas précisément la vie du grand Samedi? L’attente n’est-elle pas la catégorie fondamentale et essentielle de l’expérience chrétienne? Nous attendons dans l’amour, l’espérance et la foi. Et cette attente « de la résurrection et de la vie du monde â venir », cette vie « cachée en Dieu avec le Christ » (Col. 3,3-4), cette croissance dans l’espérance, accompagnée d’amour et de certitude, tout cela constitue notre propre « grand Samedi’. Peu à peu, toutes choses dans ce monde deviennent transparentes à la lumière qui en émane; « la figure de ce monde passe », et cette vie impérissable avec le Christ devient notre valeur suprême et ultime. Chaque année, le grand Samedi, après l’office du matin, nous attendons la nuit de Pâques et la plénitude de la joie pascale. Nous savons qu’elles sont proches, et pourtant combien lente est cette venue, combien long ce jour! Le silence et la paix merveilleuse du grand Samedi ne sont-ils pas les symboles de notre vie même en ce monde? Ne sommes-nous pas toujours dans ce jour intermédiaire, dans l’attente de la Pâque du Christ, nous préparant au jour sans soir de son Royaume?
Samedi saint
Pendant les premiers siècles de l’histoire de l’Église, et en particulier aux IVe et Ve siècles, à l’âge d’or des Pères de l’Église, la liturgie du samedi saint constituait à elle seule toute la célébration de la fête de Pâques. Le soir du Grand Samedi, on célèbre les vêpres, puis après l’hymne vespéral Joyeuse Lumière, venaient les 12 ou 15 lectures bibliques : cet ensemble de lectures de l’Ancien Testament rassemble tous les textes essentiels qui annonçaient et préfiguraient toute l’économie nouvelle qui serait
accomplie par le Christ, toute la Nouvelle Alliance qui ne serait plus inscrite sur des tables de pierre, mais dans les cœurs des hommes par l’Esprit Saint. Ces lectures font déjà entrevoir la Pentecôte, le don de l’Esprit Saint par le Christ crucifié et ressuscité, et son Retour glorieux à la fin des temps. Le Christ a assumé notre nature humaine dans son état de souffrance et de mort, pour lui communiquer par son contact cette vie divine, cette énergie divine qui rayonnait de sa personne divine, et ainsi la ressusciter. C’est là l’effet inséparable des deux prodigieux mystères de l’Incarnation et de la Résurrection. Les théologiens ont distingué avec raison le mystère de l’Incarnation et le mystère de la Rédemption. Mais ces deux mystères étaient les deux phases d’une démarche unique du Christ qui, par son incarnation dans le sein de la Vierge Marie à l’annonciation, par sa naissance à Bethléem, entraient ainsi en contact, en union profonde, avec non seulement ce corps particulier qu’il assumait, mais aussi, par ce corps, avec toute l’humanité, avec les corps et les âmes de tous les hommes qu’il comptait en lui, qu’il assumait. C’est pour cela qu’il pouvait dire à ses apôtres : « ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites » (Matthieu 25,40). Du fait de l’incarnation du Christ, il y a déjà une union de tout homme avec le Christ. Certes, pour obtenir son salut personnel, il faut que chacun ratifie cette inclusion virtuelle dans le Christ, mais elle est déjà quelque chose de réel. Et par la foi, par les sacrements, par toute notre vie chrétienne, nous pouvons assumer véritablement, pour notre compte personnel, c’est inclusion dans le Christ par ce contact avec ce corps et cette âme qu’il avait assumés, qui étaient le corps et l’âme non pas d’une personne humaine, mais du Verbe de Dieu, qui avait pour cela une dimension qui lui permettait d’atteindre toute l’humanité. Lorsque nous voyons l’image du Christ en croix, il faut bien nous rappeler que c’est précisément le Verbe, c’est le Fils de Dieu, la seconde personne de la Sainte Trinité, toujours vivant en sa nature divine, mais qui a assumé ainsi la souffrance et la mort, pour les changer, pour les détruire finalement, en les transformant en geste d’amour et d’obéissance à l’égard de son Père, et d’amour à l’égard de tous ses frères, les hommes. Il a aimé les siens jusqu’à la fin et par là même, il a changé le sens de la souffrance de la mort et nous pouvons maintenant vivre notre souffrance, vivre notre mort, l’expression est paradoxale, oui, nous avons à vivre notre mort déjà durant notre vie terrestre, qui porte l’image de notre mort à venir. Tout cela, nous pouvons le porter dans le Christ, avec Lui vivant en nous, accepter de revivre ce qu’Il a vécu, sa souffrance, sa mort sur la croix. Il y a là une grâce vraiment extraordinaire. C’est la grande merveille de Dieu dont toutes les merveilles de l’Ancien Testament étaient l’annonce et la figure. Tout l’enseignement des Pères de l’Église n’est pas autre chose qu’une exégèse à la lumière de l’Esprit Saint de tous les textes bibliques qui sont lus justement le jour du samedi saint. C’est à partir d’eux qu’il pouvait dire aux fidèles ce qu’était le mystère chrétien, dans sa plénitude, dans sa splendeur. Revivons nous-mêmes tout cela et rendons grâce au Seigneur pour ce don ineffable qu’Il nous a fait en se réduisant, en s’abrégeant à nous dimension pour pouvoir nous ressusciter
et désormais, si nous le voulons bien, vivre en nous, que nous ne soyons plus seuls, que notre énergie, notre action, ne soit plus seulement de nature humaine, et que par la pratique de la charité sous toutes ses formes, que ce soit vraiment le Christ qui vive en nous, que ce soit vraiment cette énergie du Christ, qui est entré en contact avec nous, par son incarnation. C’est cela qui permet au Christ de vivre en nous et à nous de vivre de sa vie. Oui, « si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Galates 2,20) disait Saint Paul. Cette parole résume toute notre vie chrétienne.
D’après l’archimandrite Placide Deseille, la couronne bénie de l’année chrétienne, volume 2, pages 144-150