Sur la vie monastique.

 

Source : http://www.pravmir.com/monasticism-21st-century-viable-alternative-forgotten-ideal/

Un frère alla voir Abba Joseph et lui dit : «Abba, autant que je peux, je dis ma règle de prière, je jeûne un peu, je prie et médite, je vis en paix autant que je peux, je purifie mes pensées. Que puis-je faire d’autre ? »Alors le vieillard se leva et tendit les mains vers le ciel. Ses doigts devinrent comme dix lampes de feu et il lui dit : « Si tu veux, tu peux devenir toute flamme. »

 

C’est ce qu’est le monachisme : un désir de Dieu qui ne connaît aucune limite. C’est le début de l’Age à venir, du Royaume des Cieux encore ici sur terre. L’Église appelle le monachisme la vie angélique. Selon la tradition sainte, au IVe siècle un ange apparut à saint Pacome, le premier des moines qui luttait dans le désert égyptien pour établir une communauté monastique, et lui donna une tablette de bronze inscrite avec une règle pour ses moines à suivre. Depuis les temps apostoliques jusqu’à nos jours, des milliers, des centaines de milliers, probablement des millions de personnes ont laissé tout ce qu’ils ont et méprisé tout ce que ce monde a à leur offrir pour suivre le Christ et vivre les Évangiles plus pleinement.

 

Parfois, cette impulsion a été plus forte, parfois plus faible, et les saints Pères parlent du monachisme comme baromètre de la vie spirituelle dans l’Église. Lorsque la vie monastique s’épanouit, les fidèles s’épanouissent réellement spirituellement et inversement, quand peu de gens trouvent l’inspiration dans l’idéal monastique, les monastères diminuent et sont ignorés, la vie spirituelle parmi les fidèles décline.  À la fin du IVe siècle, quand la persécution des chrétiens a cessé et que l’Église a connu la paix pour la première fois, le zèle des convertis ne s’était pas refroidi et beaucoup de chrétiens voulaient tout donner au Christ, le monachisme devint même un mouvement de masse.

 

Un des écrivains voyageurs de l’époque, saint Palladius, raconte sa visite à « Oxyrhynchus, une des villes de la Thébaïde (en Egypte). Il est impossible – dit-il – de rendre justice aux merveilles que nous avons vues là-bas. Car la ville est si pleine de monastères et les murs mêmes résonnent avec les voix des moines. D’autres monastères l’entourent à l’extérieur … Les temples de la ville sont remplis de moines ; chaque quartier de la ville est habité par eux … Les moines sont presque la majorité par rapport aux habitants séculiers … et il n’y a pas d’heure du jour ou de la nuit où ils n’offrent pas des actes d’adoration à Dieu … Que peut-on dire de la piété des gens, qui, quand ils ont vu que nous étions des étrangers…. nous ont approchés comme si nous étions des anges? Comment peut-on donner une idée adéquate de la foule de moines et de moniales qu’on ne peut plus compter ? Cependant, autant que nous pourrions nous assurer auprès du saint évêque de ce lieu, nous dirions qu’il avait sous sa juridiction 10.000 moines et 20.000 moniales. Il est hors de mon pouvoir de décrire leur hospitalité et leur amour pour nous. En fait, chacun d’entre nous avait nos manteaux déchirés par des gens qui nous tiraient pour nous faire aller et rester avec eux.

 

Plus proche de notre époque, en Russie en 1907, vers la fin du renouveau spirituel du 19ème siècle et avant la Révolution, il y avait 24.000 moines et 66.000 moniales, environ 90.000 monastiques, vivant dans 970 monastères. En comparaison, la campagne française, où se trouve mon monastère, est parsemée de monastères vides et en ruines, restes de l’Âge de la Foi, comme les historiens l’appellent le Moyen Âge. Ils témoignent d’une aridité spirituelle …il y a (ici) plus de gens qui croient en l’astrologie que dans le Christ (…) La scène à Ottawa lorsque j’arrivais, ne ressemble en rien de tel à la scène d’Oxyrhynchus lorsque saint Palladius traversa les portes de la ville .On peut probablement voyager partout au Canada ou en Amérique et ne pas voir un seul monastère ni rencontrer un moine ou une moniale .

 

Mais le monachisme est-il complètement une cause perdue aujourd’hui ? Certes, pour des yeux modernes, le moine est de plus en plus une figure du passé, quelqu’un d’idiot et d’excentrique. On pense à la chanson « roly-poly le frère Tuck » de Robin des Bois ou aux moines sinistres et meurtriers du roman « Le Nom de la Rose ». Le mot «religieuse» fait penser à Mère Thérèsa ou à des films stupides sur des femmes belles mais plutôt muettes portant des vêtements étranges et inconfortables. Même dans un esprit plus orthodoxe, le mot «monastique» appliqué à notre époque rappelle l’image de saint Jean de Shanghai, du p. Seraphim Rose(+1982), ou de la Nouvelle Martyre la Grande-Duchesse Elizabeth (+1918), et nous nous demandons ce que ces saints peuvent avoir en commun avec nous. Y a-t-il quelque chose dans leurs vies et expériences des aspects pertinents ou applicables, et comment pouvons-nous, nous les chrétiens orthodoxes du 21 e siècle, oser même les imiter?

Les Paroles des Pères du Désert et la vie des fondateurs du monachisme abondent avec de durs avertissements comme quoi le monachisme, et en particulier l’ascétisme strict des siècles passés, sera à peu près impossible dans les derniers temps. Une fois, quand les saints Pères faisaient des prédictions sur la dernière génération, ils disaient : «Qu’avons-nous fait?» L’un d’eux, le grand Abba Ischyrion, répondit : «Nous avons accompli les commandements de Dieu». «Et ceux qui viendront après nous, que feront-ils?» Il  dit alors: «Ils lutteront pour réaliser la moitié de nos œuvres.» Ils demandèrent : «Et ceux qui viendront après eux, qu’arrivera-t-il ? ». Les hommes de cette génération n’accompliront aucune œuvre et la tentation viendra sur eux ; et ceux qui persévéreront en ce jour seront plus grands que nous ou nos pères ». Lire les instructions de St. Ignace Brianchaninov pour les monastères contemporains, publié pour la première fois il y a un peu plus d’un siècle et connu en anglais sous le nom de « The Arena », (Le Combat Spirituel) peut être franchement déprimant. «Nous sommes extrêmement faibles, dit-il, tandis que les tentations qui nous entourent ont énormément augmenté … L’activité spirituelle nous est tout à fait inconnue. Nous sommes complètement absorbés dans l’activité corporelle et cela dans le but d’apparaître pieux et saint aux yeux du monde et d’obtenir sa récompense. Nous avons abandonné le chemin dur et étroit du salut … nous les moines sommes abaissés plus que n’importe quelle nation, et nous sommes humiliés sur toute la terre aujourd’hui pour nos péchés … « À la fin de l’ouvrage « le Combat Spirituel » Saint Ignace utilise l’image de mendiants mangeant les restes laissés par un banquet somptueux pour décrire les moines des derniers jours, où le Seigneur leur dit: «Frères, en prenant mes dispositions pour le banquet, je ne vous avais pas en vue. Je ne vous ai donc pas donné un bon dîner, et je ne vous donne pas les dons qui ont été donnés selon un objectif que Moi seul peut comprendre. « Si aujourd’hui quelqu’un ose même penser au monachisme alors tout autour lui, à la fois aussi bien le monde que les « orthodoxes » de l’Église semblent lui dire : «Oubliez ! N’essayez même pas ! C’est absolument inutile !

 

Cependant en dépit des épreuves et des conseils à ne pas s’engager (dans la vie monastique) même de la part de sources orthodoxes les plus autorisées, beaucoup de gens choisissent encore de tout laisser ainsi que le monde derrière soi, de prendre la croix des luttes monastiques et de suivre notre Sauveur. Je ne pense pas qu’il soit trop optimiste pour parler d’une sorte de renaissance du monachisme à notre époque. Durant les 20 ans que j’ai lutté dans la vie monastique mon monastère a doublé en taille. Chaque semaine, nous recevons des lettres et des appels téléphoniques de femmes et de filles qui veulent venir, entrer ou apprendre davantage sur notre vie. Elles recherchent clairement une vie spirituelle plus profonde et plus intense et une certaine forme de dévouement. Nos monastères en Terre Sainte se développent et s’épanouissent. Depuis les années de la Perestroïka en Russie, des centaines, sinon des milliers de monastères ont été ouverts. Quand je voyage là-bas, dans la rue dès que je fais quelques pas il y a quelqu’un vient me demander d’où je suis, de quel monastère, on me demande des prières, un mot de conseil ou de consolation. Ils versent des larmes à la vue même d’une moniale et des listes de noms de sont glissées dans mes mains, ainsi que leurs derniers kopecks et roubles. Un écrivain très sérieux a noté avec surprise qu’en Russie il y a plus de touristes qui visitent des monastères que les expositions, les musées ou les zoos.

 

Ce qui continue à attirer les gens vers ce mode de vie est essentiellement un mystère, quelque chose dont même les plus saints moines parlent avec crainte et tremblement. En premier, le monachisme est la voie du repentir. Pas le genre de repentir quand nous ne cessons de soupirer et de nous sentir désolés par les mauvaises choses que nous avons faites et ensuite passer rapidement à l’élément suivant de notre liste de choses à faire, ou bien marmonner une liste de péchés à la confession afin que nous puissions participer à la communion ; c’est plutôt le genre qui signifie un retournement complet, une conversion, un changement profond de style de vie. C’est le repentir du Fils Prodigue des Evangiles, qui se rend compte que tout son mode de vie a été profondément faux, et qui laisse tout derrière pour rentrer chez son père pour demander pardon. Le service de la tonsure monastique commence par une prière paraphrasant cette parabole : «Hâtez-vous de m’ouvrir Votre étreinte paternelle, car comme le Prodigue j’ai gaspillé ma vie. Dans la richesse sans faille de ta miséricorde, ô Sauveur, ne repousse pas mon cœur dans sa pauvreté. Car c’est avec tant de compassion que je crie à Toi, ô Seigneur : Père, j’ai péché contre le ciel et contre Toi. »C’est ce désir de l’étreinte de notre Père céleste, de son pardon et d’une demeure avec Lui qui fait encore que des personnes tournent leurs dos à leurs vies précédentes et entreprennent de marcher le long de cette route rocailleuse.

 

Le premier pas dans cette voie est le renoncement au monde, le laissant derrière. Cela ne signifie pas simplement quitter l’école ou votre emploi, fermer votre compte bancaire, se déplacer à un monastère, s’habiller en noir et de dire vos prières. Selon les saints Pères, le terme «monde» signifie la somme totale de toutes nos passions, attachements, opinions, petits goûts et aversions ; de  tout ce qui nous éloigne de Dieu et nous empêche de discerner sa volonté. «Personne ne peut se rapprocher de Dieu, si ce n’est celui qui s’est séparé du monde. Mais j’appelle la séparation non le départ du corps, mais le départ des affaires du monde », dit saint Isaac le Syrien, l’un des plus grands pères monastiques de tous les temps. « … Celui qui communie avec le monde ne peut avoir de communion avec Dieu, et une personne qui s’inquiète du monde ne peut avoir de souci pour Dieu », poursuit-il. « Si vous aimez vraiment Dieu », commente saint Jean de l’Échelle, un autre guide monastique, « et si vous languissez pour atteindre le Royaume qui est à venir, si vous avez de la peine à cause de vos manquements et que vous êtes conscients de la sanction et du jugement éternel. Si vous avez vraiment peur de la mort, alors il ne sera pas possible d’avoir un attachement, une inquiétude, un souci de l’argent, des possessions, des relations familiales, un intérêt pour la gloire mondaine, de l’attachement à sa fratrie, bref de tout ce qui est de la terre … Libéré de toutes ces pensées, n’en tenant plus compte , alors on peut se tourner librement vers le Christ …  »

 

À ce stade, la question la plus courante est «comment puis-je savoir?» Comment puis-je savoir que je suis appelé à la forme particulière de renoncement au monde que représente le monachisme ? Nous devons tous quitter le monde dans le sens de lutter pour surmonter nos passions d’une manière ou d’une autre ; Il n’y a aucun doute à ce sujet. Mais comment peut-on être sûr que le Seigneur veut qu’on le fasse en embrassant la vie monastique ? Comment discerner la volonté de Dieu dans ce cas ? Il est très vrai qu’il n’y a pas de «type monastique» spécifique ou de trait de caractère particulier qui définit quelqu’un comme candidat. Mon monastère a toutes sortes de personnes : des gros, des minces, des vieux, des jeunes, des extravertis, des très timides, des éduqués, des personnes qui n’ont pas terminé le cycle scolaire du lycée, des doux, et d’autres qui peuvent être franchement méchants parfois. Elles pratiquaient toutes sortes de métiers : l’une était rédactrice de revues, l’autre une couturière, une était une semi-professionnelle de basket, une autre a un doctorat, une des moniales les plus jeunes est venue à nous pratiquement directement de la rue. Certaines ont eu des enfances heureuses, d’autres ont détesté leurs parents, certaines ont brillamment réussi leurs vies professionnelles alors que d’autres détestaient leur travail. Mais tous, à un moment ou à un autre, se sont convaincues de la nécessité de tout abandonner et de commencer la route vers leur Père céleste.

 

Les gens parlent souvent de vocations et d’appels, en supposant qu’il doit y avoir une sorte d’expérience mystique pour vous convaincre de devenir monastique. Il est vrai que beaucoup de monastiques peuvent regarder en arrière à un événement particulier qui a été le tournant dans leur vie. 9 fois sur 10, il n’y a rien vraiment de surnaturel à ce sujet. Si vous entendez des voix ou voyez des anges probablement le dernier endroit auquel vous pouvez appartenir est un monastère ! Une de nos sœurs a pris sa décision lors d’un acathiste devant une icône miraculeuse de la Mère de Dieu. Tous ses amis étaient allés danser ce soir-là, mais elle a choisi d’assister à cet acathiste, et au milieu de l’acathiste, elle a senti que ce temps passé à écouter l’acathiste était bon. Beaucoup mieux que si elle était partie danser, et qu’il serait logique de le faire à plein temps, pour ainsi dire. Une autre sœur a été émue par l’exemple de deux moniales rencontrées à la cathédrale du Synode à New York. Elles étaient là pour recueillir de l’argent pour la Terre Sainte. Quelqu’un de la paroisse les a attaqués sans raison, les accusant de prendre la nourriture de la cuisine sans permission. La plupart d’entre nous auraient essayé de raisonner et d’expliquer l’erreur, mais une des moniales, dans un bel exemple d’humilité monastique, a simplement fait une prostration et a supplié le pardon. Le fait qu’il y ait vraiment des gens aujourd’hui qui essaient de faire ce que les Evangiles enseignent était une vraie révélation, et moins d’un an après cette fille était une novice. Quelqu’un d’autre a été « secoué » par un passage de Saint-Jean Cassien. Une de nos moniales parmi les plus âgées a pris sa décision quand son curé de la paroisse lui a demandé si elle connaissait quelqu’un qui pourrait envisager de devenir moniale. C’était peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, et cette personne avait supposé qu’il ne restait plus de monastères, que le monachisme n’était même pas une possibilité. Et quand le prêtre a demandé, tout s’est arrangé pour elle.

 

Même s’il y a un tel moment (un appel), le choix et la décision de suivre un chemin monastique est presque toujours une période de lutte réelle, de doutes, de craintes et de tentations. Beaucoup de monastiques que je connais, quand la première pensée leur est venue, ne voulaient rien y faire et furent choqués par l’idée. Les saints Pères soulignent qu’il n’y a rien que le malin hait autant que le monachisme et qu’il fait tout son possible pour détourner quelqu’un de ce chemin.

Si vous êtes spirituellement alerte, vous pouvez pratiquement le « voir » (le malin) au travail à ce point. J’ai connu des gens qui ont obtenu des offres d’emploi incroyables, ou bien ont reçu d’énormes quantités d’argent, des propositions de mariage de personnes belles et riches. Une sœur plus âgée que je connaissais dont le mari avait disparu depuis 20 ans, se retrouve sur le seuil de sa maison la veille de son départ pour le monastère. Une autre avait son fils qui menaçait de se tirer une balle, la mère de quelqu’un d’autre s’est laissée affamer pendant 6 semaines. Si vous parlez aux monastiques, vous verrez que les faits sont plus étranges que la fiction ! Malgré les épreuves, il y a une conviction croissante qu’il n’y a rien d’autre que vous pouvez faire, que peu importe, la vie monastique est la seule alternative viable. Et cela vous harcèle jusqu’à ce qu’il n’y ait pas d’autre solution.

Une fois qu’un moine s’échappe du monde, il commence à essayer de penser enfin clairement et de se concentrer sur les choses qui détermineront son destin éternel. Il commence à vraiment comprendre et à sentir que nous, misérables pécheurs, périssons vraiment, que nous avons désespérément besoin d’un Rédempteur et de Quelqu’un pour guérir nos âmes, et qu’en Lui seul est la vie, que tout est vide et insensé. Il commence à vraiment sentir et à expérimenter cela, pas seulement pour dire les mots. Seulement quand une personne cesse d’écouter le bruit et le cliquetis du monde, détourne les yeux de ses couleurs sauvages, psychédéliques, et quand il surmonte la gueule de bois que le monde vous laisse alors il commence à se voir clairement et à discerner le  sens et le but de la vie sur cette terre et de lutter contre son ennemi, le mal. Saint Jean de l’Échelle nous dit: «Tous ceux qui entrent dans le bon combat, la vie monastique, dure et douloureuse, mais aussi facile, doivent se rendre compte qu’ils doivent sauter dans le feu, s’ils … attendent que le feu céleste demeure en eux … que chacun se mette à l’épreuve, puis mange le pain de la vie monastique avec ses herbes amères … et boive la coupe avec ses larmes … Oui, c’est vrai. La vie monastique n’est pas «amusante». La plupart d’entre nous, en particulier ceux qui ont dû passer par une épreuve sévère pour quitter le monde, éprouvent une période de «lune de miel», quand vous avez enfin fait le plongeon, rompu avec le monde et arrivé à un monastère. C’est un tel soulagement d’avoir tout cela derrière vous et d’avoir enfin commencé sur le chemin.Tout semble merveilleux, vous êtes plein de zèle, et vous pouvez pratiquement voir la grâce, elle est si abondante. Pour certains monastiques, cette étape peut durer des années. Mais tôt ou tard, la réalité frappe et vous voyez que tout ce qui a été écrit sur les difficultés de la vie monastique n’est pas seulement des mots de fantaisie ou des phrases symboliques ou allégoriques. Ce n’est pas le côté physique qui est dur. Avec un peu d’effort et de discipline, tout le monde peut apprendre à se lever tôt et à se tenir debout pendant de longs services religieux, à faire des prosternations et à travailler dur pour des tâches que vous n’aimez pas forcément. Beaucoup de gens dans le monde ont une vie beaucoup plus difficile dans ce sens. C’est la rencontre avec vous-même et qui vous êtes réellement et la lutte pour changer cela, c’est le lent mais douloureux, jour par jour, minute par minute travail du moine. Le travail se fait en grande partie grâce à nos contacts et aux conflits avec d’autres personnes. Saint Jean de l’Échelle est très raide à ce sujet : « …ridiculisé, raillé, moqué, vous devez accepter le refus de votre volonté. Vous devez patiemment endurer l’opposition, souffrir la négligence sans plainte, supporter l’arrogance violente. Vous devez être prêt pour l’injustice, et ne pas pleurer quand vous êtes calomniés. Vous ne devez pas être en colère à cause du   mépris et vous devez montrer l’humilité quand vous avez été condamné. » Pour la plupart d’entre nous le plus difficile élément dans tout cela est d’abandonner sa propre volonté. Dans l’une des citations les plus citées Abba Dorothée (de Gaza), un autre grand maître de la vie monastique : «Je ne connais aucune chute qui arrive à un moine qui ne vienne pas de sa confiance à sa propre volonté et à son propre jugement … Connaissez-vous quelqu’un qui est tombé? Soyez sûr qu’il s’est dirigé tout seul… rien n’est plus grave … rien n’est plus pernicieux.  »

Quand j’étais une jeune novice, je me fâchais vraiment des écrits des saints Pères et de la répétition constante du fait que dans les derniers jours, les moines ne pourront pas faire de grands exploits ascétiques, mais qu’ils travailleront à leur salut par la patience et la longanimité. «Comme c’est ennuyeux !» Je pensais. «Sûrement si nous mettons tout notre esprit et toute notre intelligence, nous pouvons le faire, aussi ! Comment se fait-il que tout ce que nous sommes autorisés est de s’asseoir et d’être patient ? « Le secret ici est que c’est vraiment une grande miséricorde du Seigneur. Aujourd’hui, nous sommes non seulement non-chrétiens dans notre approche de la vie, mais dans nos pensées, nos paroles et nos actions, nous sommes absolument anti-chrétiens. Si le Seigneur nous accordait la grâce et nous donnait la force d’accomplir même un dixième des exploits ascétiques des temps précédents, non seulement nous ne profitions pas, mais l’orgueil et la vanité qui en résulteraient nous conduiraient directement à la perdition. Cela est particulièrement vrai dans le monachisme, où, pour l’inexpérimenté, le travail intensif sur soi est très facile à confondre avec l’auto-analyse comme le   «soyez bien avec vous-mêmes» que des « guides » enseignent aujourd’hui.

 

Prenons, par exemple, le concept des «humeurs». Ce n’est pas un concept orthodoxe. Nous n’avons pas d’humeur, nous sommes infligés par des passions et nous nous efforçons d’acquérir des vertus. «Être de mauvaise humeur» ne peut jamais excuser votre comportement dans un monastère. Cela peut être très difficile pour un novice à accepter. De même, nous n’avons aucun «droit». Nous avons des obligations et des obédiences, et nous devons les accomplir pour le Seigneur lui-même, mais personne ne nous doit rien. De même, on ne peut s’attendre à être «heureux» et «accompli». Nous arrivons à un monastère pour pleurer nos péchés. Aujourd’hui, presque tout est «ennuyeux». Nous avons tout essayé, nous sommes tenaces et très assurés. Pour guérir l’ennui, certaines personnes décident d’essayer le monachisme -les jeunes surtout- et ces personnes ne veulent rien de plus que d’enregistrer une impression, provoquer une sensation. Quoi de plus sensationnel que d’avoir soudainement tous vos amis vous voir avec 15kg en moins, drapé de noir, serrant une corde de prière, exposant la sagesse spirituelle ? Ce qu’il y a de pire que tous, dans notre temps, c’est que les gens sont plus fiers (orgueilleux) que jamais. Nous sommes fiers de nos vertus imaginaires, nous sommes même fiers de nos péchés. Et surtout, nous sommes fiers de nos esprits. Nous nous voyons comme de grands penseurs, qui comprennent les psychologues, les philosophes brillants, et qui bien sûr peuvent comprendre toutes les vérités monastiques les plus fines et les plus profondes beaucoup plus profondément que ceux qui nous ont précédés. Les notions d’humilité, d’obéissance, d’auto-condamnation, de douceur et de renoncement à sa volonté propre étaient «inutiles» (car elles allaient de soi) pour les chrétiens orthodoxes, mais aujourd’hui il faut les apprendre. Un des nouveaux martyrs russes, Vladyka Varnava Beliaev, a écrit qu’il faut 30 ans pour que quelqu’un commence à être un moine. Cela a été dit il y a 80 ans ; Aujourd’hui, il en faut 40 ou 50!

Alors, pourquoi ça en vaut vraiment la peine ? Je me souviens du métropolite Philarète, paraphrasant saint Jean de l’Échelle, en disant : «Si tout le monde savait combien c’est difficile dans les monastères, personne ne voudrait jamais y aller. Mais s’ils connaissaient les joies et les récompenses de la vie monastique, ils courraient tous. Et c’est vrai, les récompenses et les bénédictions sont vraiment là. Un des Anciens d’Optina, St. Barsanuphe, a enseigné, «la vraie béatitude ne peut  être acquise uniquement dans un monastère. Vous pouvez être sauvés dans le monde, mais il est impossible d’être complètement purifié. Ou de se lever et de vivre comme les anges et de vivre une vie spirituelle créatrice dans le monde. Tous les chemins du monde … Les lois détruisent ou du moins ralentissent le développement de l’âme. Et c’est pourquoi les gens ne peuvent atteindre la vie angélique que dans les monastères … Le monachisme est bénédiction ; l’état le plus béni qui soit possible pour une personne sur cette terre. Il n’y a rien de plus élevé que cette béatitude, parce que le monachisme vous donne la clé de la vie spirituelle.  »

 

Dans quoi trouvons-nous cette béatitude ? Il y a la connaissance que chaque jour de votre vie et chaque minute de votre journée sont sanctifiés et importants devant Dieu. Même vos «mauvais» jours et vos jours vraiment faibles ont un sens devant Lui. Tant que vous vivez la vie consciemment il n’y a pas de temps perdu. Il y a la solennité et la beauté des Services Divins de notre Eglise, qui est vraiment le commencement de la vie du Ciel encore ici sur terre. Dans le monde, notre présence à l’Église est toujours un temps « volé » loin des affaires du monde, un répit bienvenu, une sorte de traitement spirituel. Dans le monastère, les services déterminent les modèles mêmes de la vie, et ils sont la vie réelle ; tout le reste est temps volé loin d’eux. Ils nous nourrissent, nous instruisent, et dans un certain sens même nous divertissent. Quand je suis entré dans le monastère une de mes plus grandes peurs était que finalement je trouve les services ennuyeux – la même chose, d’année en année, et pour toujours. Au contraire, je constate qu’ils contiennent une telle richesse et tant de niveaux, chacun plus profond que le précédent, qu’une vie est loin d’être suffisante pour commencer à les apprécier. Les saints sont devenus mes amis et mentors, je fais l’expérience des fêtes différemment chaque année, chaque Grand Carême et chaque Pâque sont une révélation complètement nouvelle. Surtout, dans le monachisme, il y a ce que saint Théophane le Reclus a appelé «être sûr que Dieu vous garde comme Lui appartenant». Si vous acceptez les manières du Seigneur comme votre vie, votre conscience sera bientôt illuminée avec la connaissance que Lui, aussi, vous a accepté comme à Lui. Je me souviens de la nuit que j’ai passée dans l’église après ma tonsure, après avoir fait mes vœux monastiques. J’avais le sentiment si vif que le Seigneur était avec moi, il semblait que le Ciel était littéralement au coin de la rue, que si j’ouvrais la porte de l’église, il serait là. Ce n’était pas un sentiment ; Je le savais.

 

Il n’y a rien de plus beau que la manière dont les monastiques meurent. La plupart de nos sœurs meurent après avoir reçu la Sainte communion, entourée de toute la communauté, par des prières, des chants et des larmes. Pas les larmes désespérées du monde, mais des larmes de la séparation avec une amie et une sœur, même si c’est juste pour un quelque temps. Le service funèbre d’un moine, tout à fait différent de celui d’un laïc, est une leçon sur la vie monastique et l’espoir solidement ancré de la vie éternelle qu’il représente plutôt qu’une méditation sur la mort. Pour ceux qui passent leur vie sur le seuil de l’Age à venir la mort c’est simplement entrer dans la pièce voisine.

 

Nous renonçons à beaucoup de choses dans la vie monastique. Mes bras ont souffert après avoir porté les enfants de mes amis, sachant que je ne vais jamais serrer les miens. Mais le Seigneur m’a donné beaucoup d’enfants spirituels parmi les jeunes novices avec lesquelles je travaille au monastère. Un moine ne connaîtra jamais l’intimité particulière et la proximité qui est la bénédiction d’un mariage orthodoxe. Et une personne mariée ne connaîtra jamais la parenté spirituelle d’une communauté monastique. Il n’y a pas de vacances dans la vie monastique, pas d’arrêt maladie, pas de congés. Mais chaque jour est une fête.

 

Le «monachisme», dit un des aînés d’Optina , «soutient le monde entier. Et quand il n’y aura plus de moines, le jugement universel sera sur nous ».

 

Et pour ceux d’entre nous qui sont attirés par ce mode de vie il n’y a tout simplement pas d’autre moyen de vivre. Un écrivain l’a décrit ainsi : «Certaines personnes sont très unies par la nature. Et il y a des idées qui imprègnent la vie de ces gens jusqu’au dernier détail. Tout ce qui est beau, joyeux et de consolation dans cette vie est éclipsé pour eux par la mémoire d’une chose, par une seule pensée : celle du Christ Crucifié. Peu importe la luminosité du soleil, la beauté de la nature, la création de Dieu, la tentation des lieux lointains, ils se souviennent que le Christ a été crucifié, et que tout est faible en comparaison. Nous pouvons entendre la plus belle musique, les discours les plus inspirés, mais ces âmes entendent une chose : le Christ a été crucifié, et  qu’est-ce qui peut jamais étouffer le son des clous martelés dans sa chair ?  Décrivez-leur le bonheur d’une vie de famille, d’un mari ou d’une femme bien-aimée, des enfants, mais le Christ a été crucifié, et comment ne pas montrer au Seigneur qu’il n’est pas seul, nous ne l’avons pas abandonné. Il y a ceux qui sont prêts à oublier tout dans le monde afin de se tenir près de sa croix, de souffrir sa souffrance et de s’étonner de son sacrifice. Pour eux, le monde est vide, et seul le Christ Crucifié parle à leur cœur. Ils savent quelle douceur ils goûtent encore sur cette terre en participant à l’éternel mystère de la Croix et ils entendent seulement ce qu’Il leur dit quand ils viennent à Lui après une vie pleine de difficultés incompréhensibles et de joie inexplicable.

 

Mère Ephrosynia

Monastère de Lesna, Provemont, 5/18 décembre 2000.

Saint Sabbas le Sanctifié

 

 

 

La mémoire de la mort

La Mémoire de la Mort

Méditation sur le sixième degré de Saint Jean Climaque

Par le Père Quentin de Castelbajac

 

Source : http://stranitchka.pagesperso-orange.fr/VO29/LaMemoiredelaMort.html

Chaque soir, dans nos prières [prières à dire avant de se coucher], nous lisons cette prière de saint Jean Chrysostome : Seigneur, donne-moi des larmes, le souvenir de la mort et la componction. Et de saint Jean Damascène : Maître ami de l’homme, ce lit ne va-t-il pas déjà devenir mon tombeau ?  A chaque saint office, nous prions pour “une fin de vie chrétienne, paisible, sans douleur, sans honte, une bonne défense devant le redoutable tribunal du Christ”
C’est-à-dire que nous prions à la fois pour que Dieu nous donne le souvenir de la mort et que déjà, de fait, dans ces prières, l’Eglise nous fait souvenir de la mort. C’est de cette mémoire de la mort qu’il va être question maintenant, pour tenter d’éclaircir pour moi-même et pour vous de quel type de mémoire il s’agit, dans quel but, par quels moyens.
Dans son livre l’Echelle sainte, ce livre si fondamental que l’Eglise lui consacre une place de choix dans le temps liturgique, saint Jean le Climaque consacre tout un chapitre, le degré 6, entre la pénitence et la lamentation, à la mémoire de la mort.    La pensée, écrit-il précède toute parole; ainsi le souvenir de la mort et de nos péchés précède les larmes et la componction : c’est pourquoi ce sujet vient à sa place dans ce chapitre(1). Et il conclut le chapitre : “Tel est le sixième degré ; celui qui l’a gravi ne péchera plus jamais, si l’Ecriture dit vrai : Souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras plus jamais (Sir.7, 36) ”
C’est évidemment un texte central, qu’il faut lire attentivement. Ne nous méprenons pas sur sa portée pour chacun de nous, sous prétexte qu’il serait écrit pour les moines. Si chaque chrétien, moine ou laïc, est appelé à une forme d’ascèse, alors les paroles inspirées de saint Jean doivent éveiller dans l’âme de tout lecteur un écho profond et durable : “ Il est impossible, a dit quelqu’un, tout à fait impossible de passer pieusement le jour présent si nous ne le considérons pas comme le dernier de notre vie. Et il est vraiment étonnant de constater que les païens eux-mêmes ont affirmé quelque chose de semblable, puisqu’ils définissent la philosophie comme étant la méditation de la mort. (2) 

Les capacités de la mémoire.

Tout être humain à des degrés divers est doué de mémoire, c’est à dire d’enregistrer ce qu’il a vu, entendu ou expérimenté. Nous savons tous que cette faculté merveilleuse peut être extrêmement utile ou redoutable. C’est elle qui nous permet d’apprendre, de retenir pour enrichir notre esprit ou notre âme : je peux mémoriser les lettres, les chiffres, les règles, les prières, les Saintes Ecritures, les choses divines. Hélas, je peux aussi mémoriser des absurdités, des vilenies, les horreurs, les offenses (par la rancune ou autre, comme nous le confessons le soir). Combien se lamentent que telle ou telle scène effrayante aperçue un instant resurgit soudain, involontairement !
Cette faculté a en effet ceci d’extraordinaire qu’elle nécessite parfois un intense effort de volonté pour enregistrer ou se remémorer mais parfois un simple petit déclic. J’ai beaucoup peiné pour apprendre certaines choses, qui s’effaceront peut-être bien vite. D’autres se sont imprimées sans effort dans mon esprit, pour la vie, semble-t-il. Pourquoi cela ?  Sans doute parce qu’au-delà de ma volonté consciente et apparente, il y a la disposition profonde de mon âme, qui aspire, s’ouvre à telle ou telle réalité, est attirée par telle ou telle pôle. Au-delà de nos “actes”, (de nos chutes et de nos relèvements ponctuels), il y a ce que l’on pourrait appeler nos “dispositions du cœur”, cachées sous les actes, et puis “l’esprit de la vie en général”, c’est à dire notre tournure d’âme comme nous parlons de tournure d’esprit. Théophane le Reclus parle de ces trois côtés de notre vie active dans ses lettres rassemblées dans quoi consiste la vie spirituelle et comment s’y disposer ?  (3)

 

Pourquoi oublie-t-on la mort ?

Il fallait rappeler ce qui précède pour mieux cerner ce que peut être la mémoire de la mort. Si nous prions pour avoir cette mémoire-là, c’est d’une part parce qu’elle est utile. D’autre part parce qu’elle ne va pas de soi, ce qui peut paraître étrange. Nous savons tous que nous allons mourir, c’est même peut-être une des rares choses, en ce monde, dont nous pouvons être absolument sûrs. Et pourtant, tout se passe comme si nous l’oublions la plupart du temps. Nous oublions que nous allons mourir, nous oublions souvent de même que ceux que nous chérissons vont eux-aussi mourir.
Pourquoi l’oublions-nous ? Par ce désir bien naturel d’écarter ce qui nous gêne, ce qui nous apeure. Ce passage redoutable est similaire aux souffrances de l’enfantement. Je vis sur terre, dans ce corps, comme l’enfant dans le ventre de sa mère. Et dans ce sein terrestre est moulée une fois pour toute la conformation de mon âme, comme se forme l’enfant dans le sein de sa mère, pour être (ou ne pas être) capable d’affronter cet air vif de la vie éternelle.  Comment ne pas être effrayé par ce passage redoutable. L’enfant ne crie-t-il pas quand il vient au jour ? Il y a dans notre crainte de la mort un élément tout à fait naturel dont parle saint Jean le Climaque. (4)
Mais ce n’est pas la seule raison. C’est aussi parce que notre disposition profonde, intérieure n’étant pas tournée vers la vie éternelle, nous ne voulons pas affronter ce qu’exige cette mémoire-là. C’est ce que souligne Le combat invisible : “ Les hommes de ce monde fuient la pensée et la mémoire de la mort, afin de ne pas interrompre les plaisirs et les satisfactions de leurs sens, qui sont incompatibles avec la mémoire de la mort. C’est ce qui fait continuellement grandir et s’affermir de plus en plus leur attachement aux bonheurs du monde, puisqu’ils ne rencontrent rien qui s’y oppose ” (5). C’est cela qui souvent cause notre aveuglement et des habitudes étonnantes y compris chez nous qui nous parons du nom de chrétien orthodoxe. Combien de fois n’entendons-nous pas dire : “ Ce que je te souhaite avant tout, le plus important, c’est la santé ! ”, comme si notre vie ici-bas devait se résumer à des problèmes de santé !
“ Notre esprit est tellement obscurci par la chute qu’à moins de nous contraindre à nous souvenir de la mort, nous pouvons complètement l’oublier. Quand nous oublions la mort, nous commençons à vivre comme si nous étions immortels, consacrant toute notre activité à la terre, sans nous préoccuper le moins du monde de notre redoutable passage dans l’éternité ni du sort qui nous attend. Alors nous foulons aux pieds avec assurance et sans vergogne les commandements du Christ ; alors nous commettons tous les péchés les plus terribles ; alors nous abandonnons non seulement la prière incessante, mais même celle qui est prescrite pour des heures fixes – nous commençons à négliger cette occupation absolument indispensable comme si elle était une activité superflue ou facultative. Oubliant la mort physique, nous mourons de mort spirituelle. ”, prévient le saint Evêque Ignace (Briantchaninov) (6).

La puissance de la pensée de la mort

Pourquoi dois-je prier humblement pour cette mémoire-là ? C’est que partant de quelque chose de terrestre, de matériel dans son horreur, dont j’ai malgré moi une expérience de plus en plus sensible dans ma vie, j’aboutis à travers cette mémoire de la mort à la mémoire de ce qui est aussi spirituel, à la mémoire de la Vie, du Christ notre Dieu.
“ Au contraire, celui qui se souvient souvent de la mort du corps, revit dans son âme. Il séjourne sur terre comme un voyageur dans une auberge, ou comme un prisonnier dans sa prison attendant, sans cesse qu’on le fasse comparaître pour être jugé ou exécuté. Devant ses yeux, les portes de l’éternité sont sans cesse ouvertes. L’âme anxieuse, il regarde sans cesse dans cette direction, plongé dans une grande tristesse et dans de profondes réflexions (7).
“ Des hommes pieux se demandent -écrit st Jean Climaque – pourquoi, puisque la pensée de la mort nous est si bienfaisante, Dieu nous cache la connaissance de l’heure où elle doit arriver. Ceux-là ignorent que Dieu en agit ainsi d’une manière admirable en vue de notre salut. Personne en effet, connaissant d’avance l’heure de sa mort, ne s’empresserait de recevoir le baptême ou d’embrasser la vie monastique ; mais chacun passerait tous les jours de sa vie dans le péché, et se précipiterait seulement le jour de son départ vers le baptême et la pénitence ; ou plutôt, endurci dans le mal par une longue habitude, il resterait jusqu’à la fin sans se corriger. (8) ” En revanche, on trouvera bien des cas de saints qui ont reçu à l’avance de Dieu la révélation de l’heure de leur mort précisément par ce qu’ils ont su renoncer à eux-mêmes et suivre le Christ.
Saint Jean Climaque raconte l’histoire suivante, tout à fait classique comme effet spirituel de l’expérience de la mort “ Je ne peux omettre de te raconter l’histoire d’Hésychius, le solitaire de l’Horeb. Il avait toujours vécu dans une totale négligence, sans aucun souci de son âme. Mais un jour, il tomba gravement malade et émigra hors de son corps l’espace d’une heure. Etant alors revenu à lui, il nous supplia tous de nous retirer immédiatement. Il mura la porte de sa cellule et y demeura reclus pendant douze ans, sans jamais adresser un mot à personne, sans se nourrir d’autre chose que de pain et d’eau. Il se tenait assis, ravi en esprit par tout ce qu’il avait vu dans son extase ; il était tellement absorbé qu’il ne changeait jamais de position ; semblant toujours hors de lui-même, il versait silencieusement des larmes brûlantes. Mais quand il fut près de mourir, nous enfonçâmes la porte et entrâmes ; et à toutes nos questions, il ne répondait que ces seuls mots : “Pardonnez-moi ! Celui qui garde le souvenir de la mort ne pourra jamais pécher.” Et nous admirions dans cet homme, que nous avions vu jadis si négligent, ce bienheureux et subit changement et une telle transformation. Nous l’ensevelîmes avec vénération dans le cimetière voisin de la forteresse. Quelques jours après, ayant voulu revoir ses restes saints, nous ne les trouvâmes plus. Le Seigneur voulut ainsi à l’occasion de sa pénitence sincère et digne de louange, donner pleine confiance à ceux qui ont résolu de se corriger, même après une longue négligence.  On dit que la mer est insondable, et on l’appelle un abîme sans fond. De même, la pensée de la mort amène la pureté et l’activité de l’âme à un état d’incorruptibilité. Le saint dont je viens de parler en est la confirmation (9).

La mémoire des défunts.

Un des moyens d’implanter en nous la mémoire de la mort, c’est la prière pour les défunts : que nous priions paisiblement  devant les icônes pour nos proches disparus, ou que nous célébrions un office de commémoration (pannychide) à l’Eglise – ou tout le monde devrait apprendre à chanter au moins les réponses au prêtre, en signe de cette participation – ou que nous participions à des funérailles, ou encore à la lecture du psautier au chevet d’un défunt. Nous prenons ainsi bien mieux conscience de cette vie de l’âme des défunts, de la puissance des prières, et tout particulièrement de l’eucharistie. Ce dont témoigne l’apparition de saint Théodose de Tchernigov au staretz Alexis de Gomocheiev, pour lui demander de commémorer ses parents à la sainte liturgie(10). Mesurons aussi la force du lien spirituel qui nous unit à nos parents défunts. On peut songer, par exemple, à l’histoire de ce garçon qui revient de la mort pour prendre congé et demander la bénédiction de ses parents avant de mourir à nouveau, ou encore à celle de la mère défunte qui vient rendre à son fils apostat la croix qu’il avait arrachée de sa poitrine pour le raisonner, deux récits publiés dans Les mystères éternels d’outre-tombe (11).
Outre le bien que notre prière peut procurer aux défunts et la consolation que nous en recevons nous-mêmes, c’est un puissant remède à notre oubli de la mort. C’est un appel à la vigilance intérieure; A Jordanville, en raison du cimetière orthodoxe qui s’est développé à proximité du saint monastère et du cimetière, beaucoup de fidèles demandent à y être enterrés et les étudiants sont souvent amenés à aider pour célébrer, chanter les funérailles, pour veiller les défunts la nuit enlisant le psautier. Les pères du monastère et en particulier l’archimandrite Cyprien, nous recommandaient chaudement de le faire aussi souvent que possible pour notre bien spirituel, la lutte contre nos propres passions : “ Rappelle-toi, et rappelle-toi encore : “ Je vais mourir, je vais nécessairement mourir ! Mes pères et mes ancêtres sont morts ; aucun être humain n’est resté pour toujours sur la terre. La mort qui a frappé chacun d’eux m’attend, moi aussi. ” écrit l’Evêque Ignace Briantchaninov (12).

La mémoire de la mort et la prière.

“ Mets à profit, ajoute-t-il, la courte période de ton pèlerinage terrestre pour t’assurer un asile de paix, un refuge béni dans l’éternité. Plaide pour recevoir les possessions éternelles en renonçant à toute possession temporelle, en renonçant à tout ce qui est charnel et psychique dans le domaine de la nature déchue. Plaide par l’accomplissement des commandements du Christ ; plaide par un sincère repentir des péchés que tu as commis ; plaide en rendant grâce à Dieu et en Le louant pour toutes les épreuves qu’Il t’a envoyées ; plaide par d’abondantes prières et par la psalmodie ; plaide par la prière de Jésus unie au souvenir de la mort ”(13).
La mémoire de la mort peut ainsi dans bien des cas être une pierre de touche et, mieux encore, un combustible pour notre prière. Une pierre de touche car on parle beaucoup aujourd’hui, et souvent avec légèreté, de la prière de Jésus, de la prière du cœur, sans parfois mesurer ce qu’elle suppose comme disposition de l’âme et d’ascèse préalables. A cet égard, posons-nous la question : ai-je la mémoire de la mort quand je répète presqu’inconsciemment cette prière ? Suis-je dans cette crainte de Dieu qui est le commencement de toute sagesse ? Car leur coexistence seule parait le gage de notre sincérité. Ecoutons encore à cet égard le saint évêque Ignace (Briantchnaninov) : “ Ces deux activités – la prière de Jésus et le souvenir de la mort – se fondent facilement en une seule. De la prière vient un vivace souvenir de la mort, comme si elle en était un avant-goût ; et au contact de cet avant-goût, la prière s’enflamme avec plus d’ardeur. ” (14). Voilà le combustible.
Saint Jean Climaque écrit “ L’indice véritable de ceux qui se souviennent de la mort avec un sentiment du cœur, c’est le détachement volontaire de toute créature et le parfait renoncement à la volonté propre ”(15).

Ce que ne doit pas être la mémoire de la mort.

Avoir une mémoire salutaire de la mort ne signifie pas céder à cet attendrissement sur soi-même où nous nous complaisons à imaginer le chagrin de ceux qui nous ont connu, des souvenirs impérissables que nous laisserons, le regret de ce que nous n’aurons pas pu accomplir de glorieux et toutes choses semblables qui révèlent  notre attachement passionnel à ce monde et notre négligence du Royaume céleste. A cet égard, il faut être prudent dans notre préparation matérielle de nos funérailles et de notre tombe et la rédaction d’un testament. Certains négligent à tort de s’en préoccuper, négligent de laisser des instructions claires à un entourage qui n’est pas toujours pieux ou orthodoxe, s’exposant ainsi à être privé de l’aide puissante de la célébration, des prières de la communauté ecclésiale à un moment si crucial de leur existence, comme dans le cas de la crémation, interdite par la tradition de l’Eglise. Et il faut rappeler que les usages de l’Eglise orthodoxe – notamment pour la veillée du défunt, la fermeture du cercueil à l’église – sont loin d’être identiques à ceux généralement établis en France et doivent donc être spécifiquement indiqués. D’autres au contraire préparent leurs funérailles et sépultures avec un souci excessif des apparences et des futilités.
N’ayons pas d’ailleurs la légèreté de juger un homme aux circonstances de sa mort ni de ses funérailles. On trouve dans les récits des Pères du désert cet histoire édifiante d’un laïc qui prenait soin d’un saint moine du désert de Linopolis et qui le retrouva un jour mort et mangé par les panthères, alors qu’il venait lui-même d’assister en ville aux funérailles d’un homme riche et inique célébrées en grande pompe par l’évêque et toute la cité. Notre pieux laïc tomba donc face contre terre en disant au Seigneur qu’il ne se relèverait pas tant qu’il n’obtienne l’explication cette apparente absurdité. Et, de fait, un ange vint lui expliquer que l’homme pervers avait accompli une seule bonne action dont il avait été récompensé dès ce monde ci (par ces magnifiques funérailles) afin de ne trouver aucun soulagement dans l’autre monde, tandis que le saint moine, privé d’honneur à sa mort pour effacer ses quelques faiblesses, serait trouvé parfait dans le monde à venir (16).
Avoir une mémoire salutaire de la mort ne signifie pas non plus avoir le goût morbide de la mort, fait d’un mélange de découragement, d’acédie et d’inconscience, comme nous le rappelle saint Jean de Cronstadt. “Parfois, dans l’abattement de notre âme, nous souhaitons la mort. Mourir est aisé, et vite fait ; mais es-tu prêt à mourir ? Souviens-toi qu’après la mort vient le Jugement. Tu n’es pas prêt à mourir, et si la mort venait à toi, tu frémirais d’horreur. C’est pourquoi, donc, ne parle pas pour ne rien dire. Ne dis pas ; “Mieux vaudrait pour moi mourir” mais dis plutôt : “ comment pourrais-je me préparer à mourir chrétiennement ?” Par la foi, par les bonnes œuvres, en supportant courageusement les misères et les peines qui surviennent, afin de pouvoir aborder la mort sans crainte, sans honte, paisiblement, non pas comme une dure loi de la nature, mais comme une invitation affectueuse du Père céleste, saint et bienheureux, au Royaume céleste. Souviens-toi de ce vieillard qui, chargé d’un pesant fardeau, appelait la mort ; quand elle se présenta, il refusa de mourir et préféra continuer de porter son pesant fardeau ” (17).
C’est pourquoi aussi saint Jean Climaque distingue en nous les différents motifs qui nous font désirer la mort : “Tout désir de la mort n’est pas bon. Certains, que la force de l’habitude entraîne sans cesse au mal, la souhaitent par humilité ; d’autres, qui ne veulent pas se repentir, l’appellent par désespoir. Il en est qui ne la craignent plus parce que, dans leur présomption, ils croient avoir atteint l’impassibilité ; il en est enfin – si toutefois il s’en trouve encore – qui, sous l’action de l’Esprit Saint, demandent à quitter cette vie” (18).

Crainte de la mort et terreur de la mort.

Mais craindre la mort ne signifie certainement pas être terrorisé, accablé par elle, ce qui, suivant le Combat invisible, nous le verrons, serait justement la deuxième tentation au jour de notre mort : la chute dans le désespoir. Saint Jean Climaque écrit : “ La crainte de la mort est une propriété de la nature qui lui a été surajoutée du fait de la désobéissance ; mais la terreur de la mort est l’indice de fautes dont on ne s’est pas repenti.  ” Et aussi “Le Christ a craint la mort, mais Il n’en a pas été terrifié, pour montrer clairement les propriétés de Ses deux natures.” et enfin “Comme l’étain se distingue de l’argent, bien qu’à première vue il lui ressemble, il existe de même, pour celui qui est doué de discernement, une claire et nette différence entre la crainte naturelle de la mort et celle qui est contre nature. ” (19).
Il y a d’ailleurs souvent une sorte d’interaction entre la terreur de la mort et son oubli, un phénomène particulièrement sensible dans notre société, parce qu’elle a oublié le Christ, Son expérience de la mort et Sa victoire sur elle. Quel paradoxe ! Les médias, la télévision, les films, les jeux mêmes (pour enfants !) multiplient pourtant les images virtuelles de la mort, en abreuvent notre imagination, mais en s’attachant cyniquement sur les faits divers tragiques, les circonstances qui la précèdent, et non sur l’évocation de ce qui suit la séparation de l’âme et du corps, ce qui devrait pourtant constituer notre réel souci.
Le Métropolite Philarète de Moscou dit à propos de la prière à Gethsémani : “ là, non loin de l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde, prosterne-toi avec tes péchés, ta tristesse, ton angoisse, l’effroi que t’inspire la gueule béante de la mort et de l’enfer, et rappelle-toi que l’amertume de ton calice a déjà été vidée en grande partie dans le grand calice des souffrances du Christ. Que, sous le fardeau qui t’accable, le puissant Athlète de Gethsémani a déjà placé Sa main auxiliaire. Que ton Sauveur, qui a déjà accompli pour toi l’œuvre tout entière de ton salut, n’attend de toi que la participation à Ses souffrances possible, malgré leur faiblesse, à ta foi, à ton amour et à ta reconnaissance ”(20).
Comme nous l’avons vu avec saint Jean de Cronstadt, l’attirance pour la mort, la fascination morbide, peuvent être le signe d’un abattement coupable de l’âme, un signe de découragement profond et de légèreté inconsciente. Mais, pour l’homme totalement purifié des passions, la pensée de la mort peut bannir toute crainte, ce dont témoigne, quand nous lisons le Synaxaire la dormition de beaucoup de saints moines et la fin de beaucoup de martyrs. C’est pourquoi saint Jean Climaque remarque : “ Celui-là est estimable qui attend la mort tous les jours ; mais celui-là est un saint qui la désire à toute heure. ” et il dit ailleurs : “ Les pères déclarent que l’amour parfait est exempt de toute chute ; de même, je puis assurer que la parfaite conscience de la mort est exemptée de toute crainte. ” (21).
Mais même certains saints ont manifesté une humble crainte à l’heure de leur repos. Ne nous étonnons donc pas si nous, pécheurs que nous sommes, nous ressentons profondément cette crainte naturelle, que nous devons pourtant apprivoiser pour en faire un instrument de notre salut, un peu comme l’éleveur dressera avec sueur et peine un fougueux mustang pour pouvoir accompagner son troupeau.

Comment se préparer à la mort par son souvenir.

Dans Le combat invisible, on lit la chose suivante : “ Bien que toute notre vie sur terre soit une guerre incessante et que nous ayons à combattre jusqu’au dernier moment, la bataille principale et décisive nous attend à l’heure de notre mort. Celui qui succombe à cet instant-là ne se relèvera pas. N’en soyons pas surpris. Car si l’ennemi a osé approcher notre Seigneur, qui était sans péché, à la fin de Ses jours sur terre, comme le Seigneur Lui-même le dit : “ Le prince de ce monde est venu, et n’a rien en Moi ” (Jean 14 : 30), qu’est qui l’empêchera de nous attaquer, pécheurs que nous sommes, à la fin de notre vie. ? Saint Basile le Grand dit dans son commentaire sur les mots du psaume 7 : “de peur que l’ennemi  ne ravisse, comme un lion, mon âme, sans que personne ne rachète ni ne sauve ” il affirme : que les plus infatigables combattants qui ont lutté sans cesse avec les démons leur vie durant, et qui ont déjoué leurs filets et repoussé leurs assauts, ils sont à la fin de leur vie soumis à un examen par le prince de cet siècle pour voir si quelque chose de pécheur subsiste en eux. Et ceux qui présentent des blessures, ou les taches et les empreintes du péché sont retenus en son pouvoir, tandis que ceux qui ne présentent rien de tel passent librement et atteignent le repos avec le Christ. S’il en est ainsi, il est impossible de ne pas garder cela à l’esprit et de ne pas se préparer à l’avance pour accueillir cette heure et la traverser avec succès. Toute la vie devrait être une préparation à cela ” (22).
Et le texte du Combat invisible indique ensuite comment se préparer à l’heure de notre mort, en songeant à ce qui nous adviendra alors, pour ne pas perdre tout moyen alors dans cet excès de trouble, de terreur et de tourment qui nous prend.
Il distingue à cet égard quatre épreuves fondamentales qui peuvent alors nous assaillir : “ Les quatre tentations principales auxquelles nous soumettent habituellement les démons à l’heure de notre mort sont les suivantes :   1) la défaillance de la foi ; 2) le désespoir ; 3) la vaine gloire ; 4) les apparences variées prises par les démons qui se manifestent au mourant. ” Nous devons nous préparer à chacune d’elle dès maintenant, en apprenant à en discerner les prémices dans nos pensées.
Le profit en sera immédiat, car nous nous apercevrons que ces quatre pièges dont parle saint Nicodème l’Agiorite – l’incrédulité, le découragement, la vanité et l’illusion – minent sans cesse, avant même notre mort, notre vie intérieure, notre activité spirituelle, notre prière, notre ascèse, notre effort de pénitence. Il nous faut apprendre à garder ce chemin royal et étroit de la conscience simultanée de notre immense indignité et de l’insondable miséricorde divine, il faut apprendre à côtoyer sans les regarder, sans s’y complaire, les précipices de l’incroyance et du désespoir, d’un côté, de l’orgueil et de l’illusion de l’autre.  Quand nous sommes tentés par le péché, le malin nous suggère que cette faute est sans gravité et même parfois que Dieu est miséricordieux mais, après notre péché, pour peu que le remords nous tenaille, il nous insinue que notre faute est inexpiable et Dieu infléchissable. La crainte permanente de la mort nous apprend à déraciner cette versatilité d’esprit qui caractérise l’indigence, l’inconstance de notre vie intérieure. C’est pourquoi saint Jean Climaque nous avertit : “ Quand tu es touché de componction, ne prête jamais l’oreille aux suggestions de ce chien qui te représente Dieu comme ami des hommes, car son but est de te dérober la componction et cette crainte qui bannit toute autre crainte”  (23).

Comment vivre en pensant à la mort.

Saint Jean Climaque précise ailleurs ce que provoque cette mémoire de la mort, dans le cadre de la vie monastique : “ Le souvenir de la mort incite ceux qui vivent en communauté à s’appliquer aux travaux, aux mortifications et surtout aux humiliations. A ceux qui vivent loin du bruit, il procure le rejet de toute préoccupation, la prière continuelle et la garde de l’intellect. Mais ces trois choses sont à la fois les mères et les filles de la pensée de la mort ”.
Il n’est pas si difficile de voir comment ces réalités-là peuvent se transposer dans la vie de tout chrétien, fût-il laïc ; précisons-les :
– L’application consciencieuse à notre travail, professionnel ou personnel, en songeant que ce que nous faisons, c’est une obédience provisoire que nous avons reçue par la providence divine, et donc bénie (à condition que notre travail soit moralement acceptable, bien sûr).
– La pratique d’une forme d’ascèse, le jeûne, en particulier car, suivant les mots de saint Jean Climaque, “ La pensée intense de la mort conduit à restreindre la nourriture, et quand la nourriture est restreinte avec humilité, les passions sont également retranchées ”.
– Le fait de se tenir avec humilité devant les autres, d’accepter les réprimandes et de solliciter les critiques, de reconnaître nos faiblesses et nos manquements quand nous sommes en société. Car nos relations avec les autres sont si souvent viciées par le désir de séduire et de dominer qu’elles deviennent meurtrières pour nous-mêmes. C’est de ces relations-là que parle saint Jean Climaque quand il écrit “ Celui qui est mort à tout homme, a véritablement le souvenir de la mort : mais celui qui garde encore des relations n’en a pas le loisir, car il se tend lui-même des embûches (24). ”
Ecoutons là-dessus les recommandations salutaires et si simples de saint Tikhon de Zadonsk, qui, dans ses conseils sur les devoirs particuliers de chaque chrétien, nous montre quelle conduite adopter en famille, au travail, en société, comme par exemple : “ bien-aimé, ne recherche pas les honneurs ou les situations d’autorité, mais attends d’être appelé ” – si contraire au code d’ambition de notre société ! – et aussi : “ garde toi de croire les calomnies et les mauvaises rumeurs contre ton dirigeant, car la rumeur fallacieuse se répand souvent contre tout homme, et plus particulièrement contre un dirigeant. Par-dessus tout, garde-toi de le calomnier et de le condamner, car tu commettras un péché grave. C’est une grande iniquité de calomnier et condamner un homme simple, et plus encore un dirigeant. Le respect dû au dirigeant lui est retiré par de telles calomnies, et il s’ensuit le dédain et la désobéissance envers lui parmi ses subordonnés, ainsi que tous les maux dans la société. ”
– La prière et la vigilance intérieure quand nous sommes seuls, entre autre par la défiance vis-à-vis de ces faux compagnons de solitude que peuvent constituer les journaux, les médias, les rêvasseries et les angoisses. Saint Jean Climaque a cette image pittoresque à propos des contradictions qui caractérisent souvent notre état d’âme : “ Vouloir conserver toujours en soi-même la pensée de la mort et de jugement de Dieu, tout en se livrant aux soucis matériels et aux distractions, c’est ressembler au nageur qui voudrait applaudir et battre des mains ” (25).
Voilà, très schématiquement, en transposant dans notre vie ces remarques du saint moine sinaïte, comment nous cultiverons la mémoire de la mort, et ce que cette dernière, simultanément, nous aidera à pratiquer en retour.
Ainsi, suivant les préceptes du Combat invisible, tout en préparant notre mort, nous sanctifions notre vie. Comme le note saint Jean Climaque : “ Le souvenir de la mort est une mort quotidienne ; et le souvenir de notre départ est un gémissement de toutes les heures” (26). Cette mort “quotidienne”, cette mortification, c’est celle à laquelle nous appelle le saint Apôtre Paul, dans ces paroles que nous entendons à chaque baptême : Frères, nous tous qui avons été baptisés en Jésus Christ, c’est en Sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec Lui par le baptême en Sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle. Si, en effet, nous avons été greffés sur Lui, par la ressemblance de Sa mort, nous le serons aussi par celle de Sa résurrection : sachant que notre vieil homme a été crucifié avec Lui, afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne soyons plus les esclaves du péché ; car celui qui est mort est affranchi du péché. (27).

Notre prière pour avoir la pensée de la mort.

Si nous prions donc pour avoir ce souvenir de la mort, c’est qu’il n’est pas un processus mécanique, une sorte de réflexe conditionné, qui va de soi, c’est que, comme pour toute disposition salutaire – comme la pénitence, la foi, la componction, l’amour ou l’humilité – l’homme n’acquiert la mémoire fructueuse de la mort que par le concours, la synergie de sa volonté et de la grâce divine. Nous prions de l’obtenir, parce que, suivant les mots de saint Jean Climaque, “ la pensée de la mort est un don de Dieu qui vient s’ajouter à tous ses autres bienfaits. Sinon – ajoute-t-il – comment expliquer que nous restions souvent sans larmes et secs auprès des tombeaux, alors qu’il nous arrive souvent d’être touchés de componction, loin de cette contemplation ?” (28).
Terminons par cette prière de l’acathiste à Jésus très doux où est soulignée l’intime relation entre notre vie spirituelle et la mémoire bénie de la mort :

Jésus, ne me juge pas selon mes œuvres !
Jésus, purifie-moi selon Ta miséricorde !
Jésus, débarrasse-moi de l’abattement !
Jésus, illumine les pensées de mon cœur !
Jésus, donne-moi la mémoire de la mort !
Jésus, Fils de Dieu aie pitié de moi !

Notes :
1) Saint Jean Climaque, l’Echelle sainte, Traduction française du P. Placide Deseille, Spiritualité Orientale n°24, 1978 – Abbaye de Bellefontaine, Sixième degré, 1.
2) Ibidem, 24.
3) Cf celles publiées dans La Voie Orthodoxe n° 5 et sq .
4! L’Echelle sainte, Sixième degré, 7.
5) Le combat invisible,  édité par saint Nicodème l’Agiorite et revu par saint Théophane le Reclus, en anglais, St. Vladimir‘s Seminary Press, Crestwood 1987, partie II, chapître 9 p..252).
6) Evêque Ignace Briantchaninov “Du souvenir de la mort”, Offrande au monachisme contemporain, Les Miettes du festin, Ed. Présence, 1978, p. 113.
7) ibidem.
8) l’Echelle sainte, Sixième degré, 11.
9) ibidem, 20-21.
10) un exemple cité par saint Jean de Shanghaï et San Francisco dans son texte “La vie après la mort” publié dans Hymne Acathiste pour le repos des défunts, Editions Bénédictines, 1999.
11) Vetchnyia zagrobnyia tainy de l’archimandrite Panteleïmon, Jordanville, 1974.
12) Evêque Ignace Briantchaninov, op. cit. p. 114.
13) Ibidem .
14) Ibidem.
15) l’Echelle sainte, Sixième degré, 8.
16) Livre II, chap. 1 Questions et réponses sur la règle ascétique, 10
17) St Jean de Cronstadt, Ma vie en Christ, Spiritualité Orientale, n°27, 1979 – Abbaye de Bellefontaine, p. 46.
18) l’Echelle sainte, Sixième degré, 10.
19) Ibidem, 3. , 4. et 7.
20) Un sermon publié dans La Voie Orthodoxe  n°28.
21) l’Echelle sainte, Sixième degré, 9. et 16.
22) Le combat invisible,  op. cit. partie II, chapître 9-13 p..251 et suivantes
23) l’Echelle sainte, Sixième degré, 12.
24) Ibidem, 6. , 14. , 23.
25) Ibidem, 13.
26) Ibidem, 2.
27) Rom. 6 : 3-11.
28)  l’Echelle sainte, Sixième degré, 22.

Prêtre Quentin de Castelbajac,
Exposé présenté au monastère de la mère de Dieu de Lesna, juin 2000

Source : http://stranitchka.pagesperso-orange.fr/VO29/LaMemoiredelaMort.html

Saint Jean Climaque: De la pensée de la Mort.

Saint Jean Climaque a vécu au VIIème siècle au Sinaï. Il est commémoré le quatrième dimanche du Grand Carême.

SIXIEME DEGRE
De la pensée de la Mort
 La pensée précède nécessairement les paroles qui l’expriment. C’est ainsi que la pensée de la mort et le souvenir des péchés précédent les larmes et les gémissements que l’une et l’autre font répandre ; c’est pourquoi nous allons parler de ces deux choses dans ce lieu, selon leur ordre et leur rang.
Ainsi nous disons que la pensée de la mort est une espèce de mort quotidienne, et que le souvenir de notre dernière heure est un gémissement continuel.
Ce fut la désobéissance de l’homme, qui donna naissance à la crainte de la mort, et c’est pour cette raison que la crainte de la mort nous est devenue, en quelque sorte, naturelle. Mais savez-vous ce que nous démontre cette crainte ? C’est que notre âme n’est pas parfaitement lavée ni purifiée par les larmes et les austérités de la pénitence.
Le Christ, pour nous apprendre qu’il est Dieu et homme tout ensemble, et pour nous enseigner que les attributs de la nature divine et de la nature humaine sont son partage, s’est effrayé à la vue de la mort ; mais ce divin Sauveur ne l’a pas redoutée. Or, comme de tous les aliments dont nous nourrissons nos corps, c’est le pain qui nous est le plus nécessaire ; de même, de toutes les choses qui doivent nourrir et faire vivre notre âme, rien ne lui est plus nécessaire que le souvenir et la pensée de la mort.
C’est la pensée de la mort qui a fait embrasser aux moines qui vivent en communauté, tous les travaux et toutes les austérités de la pénitence. C’est elle qui leur fait aimer avec délices les mépris et les humiliations; c’est encore la pensée de la mort qui fait que les solitaires qui vivent dans les déserts et loin de tout tumulte, ont généreusement renoncé à tout soin pour les choses présentes, afin de se consacrer uniquement aux saints exercices de la prière et de la méditation, et de veiller assidûment sur leur esprit et sur leur cœur. Or ces vertus sont également filles et mères de la pensée de la mort.
 Mais observons ici que, bien que l’étain ait beaucoup de ressemblance avec l’argent, on le distingue néanmoins facilement, si on le rapproche de ce dernier métal ; de même ceux qui ont quelque expérience dans les choses qui regardent le salut, savent bien mettre une différence essentielle entre la crainte de la mort produite par un sentiment et un mouvement de la nature, et la crainte de la mort causée par l’impression de la grâce.
La preuve certaine et indubitable que nous craignons la mort par un mouvement de la grâce, c’est lorsque cette crainte nous porte à nous dépouiller de toute affection pour les choses créées, et nous fait renoncer parfaitement à notre propre volonté.
Il est louable de penser tous les jours à la mort, comme si chaque jour elle devait nous frapper ; mais c’est une marque de sainteté, de la désirer et de l’attendre.
Gardons-nous cependant de croire que tout désir de la mort soit bon et salutaire : car il en est qui souhaitent la mort, parce qu’ils se voient, par des penchants qu’ils n’ont pas encore pu vaincre entièrement, et par des habitudes dont il ne leur a pas été possible de se corriger parfaitement, exposés sans cesse à faire de nouvelles chutes et de nouveaux péchés. Il en est d’autres qui ne désirent la mort que par un mouvement de désespoir : ce sont des gens qui ne veulent pas faire pénitence ; il en est encore d’autres qui appellent la mort, parce qu’ils se croient affranchis de la servitude de leurs passions, et qu’ils sont parvenus à l’impassibilité ; enfin il en est d’autres qui, mus et conduits par le mouvement et les lumières du saint Esprit, désirent de sortir de ce monde. Mais ces derniers sont bien rares.

Quelques-uns sont en peine, et voudraient savoir pourquoi Dieu, vu que la pensée de la mort est si salutaire, n’a pas voulu que nous connaissions le moment où elle doit nous frapper. Mais ces personnes ne considèrent pas que Dieu, en Se conduisant de la sorte, n’a eu en vue que le plus grand intérêt de notre salut. En effet, si l’heure de la mort était connue, quel serait, parmi les hommes, celui qui s’empresserait de recevoir le baptême, de se convertir et d’embrasser la vie religieuse ? Hélas ! la plupart passeraient leur vie dans le crime ; et ce ne serait qu’à la dernière heure, qu’ils penseraient à recourir aux eaux saintes du baptême ou de la pénitence.
Vous qui pleurez vos péchés, gardez-vous bien des ruses du démon : il cherchera à vous tromper, en vous inspirant que Dieu est bon et miséricordieux. C’est une vérité que nous ne devons savoir que pour nous préserver du désespoir; mais le démon, en vous la suggérant, veut par-là bannir de votre cœur l’horreur et la douleur de vos péchés, et vous faire perdre la crainte de Dieu, laquelle, seule, donne la véritable sécurité.
 Savez-vous à qui l’on doit comparer ceux qui, voulant nourrir dans leur âme la pensée de la mort et le souvenir du jugement dernier, ne laissent pas de s’embarrasser dans toute sorte de soins et d’occupations profanes ? comparez-les hardiment à des personnes qui prétendraient nager sans avoir les pieds et les mains en liberté.
La pensée de la mort, que nous devons regarder pour véritable et efficace, c’est celle qui éteint en nous l’intempérance ; car, une fois qu’on a triomphé de cette passion, on vient facilement à bout de vaincre les autres.
L’insensibilité du cœur produit l’aveuglement dans une âme ; mais la multitude des viandes fait tarir entièrement la source des larmes ; et la soif, la faim et les veilles affligent le cœur; mais un cœur affligé et mortifié selon Dieu répand des larmes abondantes et salutaires. Sans doute ces vérités paraîtront dures à ceux qui aiment la bonne chère, et impraticables à ceux qui vivent dans les bras de la paresse, mais un cœur fervent et généreux les goûtera et les pratiquera avec joie ; et par l’habitude qu’il en aura acquise, il y sera fidèle avec une indicible facilité. Celui qui ne cherchera à les connaître que pour en parler, n’y trouvera que peine et tristesse.
Comme nos pères enseignent communément que la charité parfaite est exempte de chute, je dis de même que la parfaite méditation de la mort est exempte de toute crainte.
Une âme, qui cherche tous les moyens d’assurer son salut, s’occupe sans cesse de plusieurs pensées très salutaires : elle pense à l’amour que Dieu lui porte, à la mort, à la présence de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs ; mais c’est surtout la pensée de Dieu réellement présent partout, qui l’absorbe entièrement. C’est pour cela qu’elle médite sans cesse ces paroles : « Je regardais continuellement le Seigneur, et je l’avais toujours présent devant mes yeux. » (Ps 15,8). Elle ne perd pas de vue le souvenir des anges et des puissances célestes, ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment terrible où elle comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices éternels, ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont les grandes vérités dont s’occupent les âmes qui veulent servir Dieu. Nous avons d’abord présenté celles qui doivent nous paraître les plus respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont les plus capables de nous inspirer l’horreur du péché et de nous empêcher d’y tomber.
Un certain moine d’Égypte me raconta un jour ce qui lui était arrivé à lui-même. Il me .dit qu’il avait si profondément gravé dans son cœur le souvenir et la pensée de la mort, et que cette pensée lui faisait une impression si vive et si puissante, qu’ayant voulu procurer quelque soulagement à son corps, qui en avait un grand besoin, cette pensée, comme un juge inexorable, s’y opposa victorieusement. Et, ce qui vous paraîtra plus étonnant encore, m’ajouta-t-il avec une admirable simplicité, c’est qu’ayant essayé pour un instant de rejeter cette pensée, je n’en pus venir à bout.
 J’ai connu un autre moine qui demeurait dans un lieu appelé Tholas. Or la pensée de la mort lui faisait souvent perdre tout sentiment ; vous auriez cru, en le voyant, ou qu’il était évanoui, ou qu’il était tombé en épilepsie : nombre de fois les frères du monastère l’ont trouvé dans cet état, et l’emportaient comme un mort.
Je ne peux pas non plus ne pas vous raconter ce qui est arrivé à un solitaire, du nom d’Hésychius, de la montagne de l’Horeb. Ce pauvre solitaire eut le malheur de passer les trois premières années de sa retraite dans l’oubli entier de son salut, et de négliger tous les exercices de la vie religieuse. Enfin Dieu le frappa d’une maladie si grave, que pendant une heure entière, on crut qu’il était mort. Mais revenu à lui-même, il nous conjura tous avec instance de nous retirer, et de le laisser seul. Nous lui obéîmes, et aussitôt il ferma sur lui la porte de sa cellule, et y demeura tellement reclus, que pendant l’espace de douze ans qu’il vécut encore, il n’échangea jamais aucune parole avec personne. Et ne se nourrit que d’un peu de pain et d’eau qu’on lui apportait; il était toujours assis à la même place et n’en changea jamais; il repassait si fortement dans son esprit les choses terribles qu’il avait vues dans la vision qu’il avait eue, que son corps fut toujours dans la même position et la même attitude, et que toujours frappé de la même terreur et hors de lui-même, il gardait le silence le plus parfait, et pleurait à chaudes larmes. Enfin comme, nous connûmes qu’il touchait à sa dernière fin, nous enfonçâmes la porte de sa cellule, pour entrer et lui demander plusieurs choses que nous désirions savoir. Mais ce fut en vain : nous ne pûmes avoir de lui que cette seule parole : Pardonnez-moi, mes frères ; je ne peux rien vous dire, sinon qu’il est impossible qu’il ose pécher celui qui aura la pensée de la mort fortement gravée dans l’esprit. Cette réponse nous frappa d’étonnement, et nous ne pouvions pas assez admirer comment un homme dont nous avions dans le temps tous connu la paresse et la négligence, eût été si promptement changé et transformé en un autre homme, et qu’il eût acquis une si grande perfection et une sainteté si prodigieuse. Il mourut, et nous l’ensevelîmes dans le cimetière qui était auprès du monastère. Le lendemain nous allâmes visiter son tombeau, pour voir le saint corps de ce solitaire ; mais il n’y était plus. C’est sans doute pour donner aux hommes une excellente leçon, que Dieu permit cette merveille : il voulut faire comprendre à ceux qui, après avoir abandonné la vertu et négligé leur salut, se convertissent avec sincérité et embrassent une nouvelle vie, combien la pénitence de ce solitaire lui avait été précieuse et agréable, et par conséquent, combien il agréerait le repentir et la pénitence de tous les pécheurs.
 Comme on dit ordinairement qu’un gouffre est une profondeur d’eau qu’on ne peut sonder, et que c’est pour cette raison qu’on lui donne ce nom ; de même la pensée de la mort produit en nous un abîme sans fond de pureté et de bonnes œuvres. C’est ce que nous démontre très bien le fait que je viens de vous raconter ; car les pénitents qui, comme ce saint homme, ont continuellement dans l’esprit l’image de la mort, sentent augmenter en eux la crainte et la frayeur qu’elle leur inspire, jusqu’à ce qu’enfin elle les consume jusqu’à la moelle des os.

Au reste, ainsi que nous devons le sentir, soyons bien persuadés que cette crainte n’est pas un des moindres bienfaits que nous ayons reçus de Dieu. Car n’est-il pas vrai, et notre propre expérience ne nous l’atteste-t-elle pas, que souvent, même au milieu des tombeaux, nous avons été d’une insensibilité de fer, et que nous n’avons pas répandu la plus petite larme ; tandis que d’autres fois, sans être au milieu des morts, et sans la vue de la triste image de la mort, nous avons des torrents de pleurs ?
Celui-là donc pense véritablement à la mort, lequel a fait mourir en lui-même toute affection pour les créatures et pour les choses du monde ; mais il ne cesse de se tendre des pièges à lui-même, celui qui est encore dominé par des désirs profanes.

N’usez pas de paroles pour faire savoir aux personnes que vous chérissez, que vous les aimez d’un amour bien affectueux; contentez-vous seulement de demander à Dieu de leur faire connaître de la manière qui lui conviendra, les sentiments de charité et de tendresse que vous avez pour elles; car si vous en agissiez autrement, tout le temps de votre vie ne suffirait pas pour témoigner à vos amis l’affection que vous leur portez, et pour vous exciter à la componction et à la douleur de vos péchés.
Ne vous laissez pas tromper, ô vous qui vous êtes loués pour travailler à la vigne du Seigneur, et n’allez pas croire faussement que vous pourrez racheter le temps par le temps; car chaque jour ne peut nous suffire pour nous acquitter des dettes que nous contractons à chaque instant.
Aussi un Père nous déclare que de faibles mortels, comme nous, ne peuvent passer un seul jour de leur vie d’une manière sainte et louable, s’ils ne se représentent pas vivement que ce jour est le dernier de leur existence ici-bas . Et ce qui doit nous surprendre, c’est que des écrivains, dans le sein même du paganisme, ont dit quelque chose de semblable : car ils ont écrit quelque part que, l’amour de la sagesse n’était autre chose que la pensée de la mort. Quiconque sera monté sur ce sixième degré, ne se laissera plus tomber dans le péché, d’après cet oracle divin : Rappelez-vous vos fins dernières, et vous ne pécherez jamais. (Sir 7,36).

 

Source : http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Climaque/Echelle/climaque5.htm

Aborder le Grand Carême pour une vie pleinement réelle

Source:http://blogs.ancientfaith.com/glory2godforallthings/2015/02/25/get–for-lent/ (P. Stephen Freeman)

Selon saint Basile, Dieu est le «seul véritablement Existant». Notre propre existence est un don de Dieu qui est notre Créateur. Aucun d’entre nous n’a de vie « par lui-même». Nous existons parce que Dieu nous soutient dans l’existence –c’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes 17:28).

Le péché est le rejet de ce don de Dieu – c’est un mouvement qui nous éloigne de l’existence véritable.

Une grande partie de notre attention dans le monde moderne est engagée apparemment avec des choses qui n’ont pas de «vraie existence». Nous nous donnons à des illusions, avec des constructions virtuelles. Notre économie nous permet d’échapper aux nécessités normales telles que la rareté saisonnière ou d’autres soucis matériels. Nous sommes de plus en plus éloignés de l’environnement même dans lequel nous vivons naturellement.

On dit que les astronautes, après avoir passé un temps prolongé dans l’espace, ressentent les effets persistants de la zéro-gravité. Nos corps sont faits pour la gravité et exigent son interaction constante pour tout, du tonus musculaire à la densité osseuse. Mais nous vivons maintenant dans des situations où de nombreuses formes de «gravité» naturelle ont été réduites ou supprimées. Quel effet sur le long terme sur le corps humain d’avoir accès presque à n’importe quelle nourriture à n’importe quel moment de l’année ? Etant quelqu’un qui a passé la meilleure partie de sa vie assis dans un bureau, je peux attester des conséquences d’une existence sédentaire. Mon bas du dos, ma gamme de mouvement, la souplesse de mes articulations sont tous conformes à ceux du travailleur moderne à col blanc.

 

Quel effet ces choses ont-elles sur l’âme ? Car l’âme a besoin de «gravité» aussi. Platon a déclaré dans sa « République » que tous les enfants devraient apprendre à jouer d’un instrument de musique parce que la musique était nécessaire pour le bon développement de l’âme. Nous pensons trop peu à de telles choses, en supposant que quel que soit l’environnement dans lequel nous vivons, notre liberté inhérente de choix reste indemne et nous pouvons toujours décider de faire quelque chose de différent, ou être quelqu’un de différent.

 

Je pourrais décider de courir un marathon demain, mais je sais que le premier quart de kilomètre me laisserait haletant et épuisé. Vous ne pouvez pas passer de 40 ans de vie dans un bureau aux exigences d’un marathon – juste parce que vous choisissez de le faire.

Nous arrivons donc au Grand Carême.

Certains voient cette saison de l’année comme un marathon spirituel. Ils s’éloignent de leur vie spirituelle sédentaire, partent en sprint et échouent avant la première semaine. L’échec vient de la colère, de l’auto-récrimination, voire du découragement.

La première année que j’ai «choisi» de jeûner selon l’orthodoxie (c’était 4 ans avant que je ne sois reçu dans l’Église Orthodoxe), le prêtre avec qui j’ai discuté du jeûne m’a dit : « Vous ne pourrez pas respecter les règles du jeûne ». J’ai débattu avec lui jusqu’à ce que je réalise sa sagesse.

– Fais quelque chose de plus facile, me dit-il. « Il suffit d’abandonner la viande rouge. »

«Et le poulet?» Demandai-je.

« Non. Mangez du poulet. Mangez de tout, sauf le bœuf et le porc. Et priez un peu plus. »

Je retournai donc dans ma vie anglicane, un peu déçu que mon zèle ait fait une si mauvaise impression. Mais ma famille a accepté la proposition et nous n’avons pas mangé de viande rouge pour le Carême. C’était, avec le recul, le meilleur carême que ma famille n’ait jamais eu. Nous n’avons plus eu à penser à «ce qu’il faut abandonner pour le carême », et nous avons accepté la discipline qui nous a été donnée.

Dans les années suivantes ce même prêtre (qui est maintenant mon parrain) a augmenté la discipline. Et nous étions prêts pour cela. Il est intéressant pour moi, cependant, que ma première expérience d’un jeûne orthodoxe a été de ne pas être très strict. La partie «stricte» était d’apprendre à faire ce qu’on m’a dit. C’est parfois le jeûne le plus difficile de tous.

Le carême est un temps pour «avoir une existence réelle». Ne pas manger certaines choses est  normal. Dans notre monde moderne, nous devons embrasser une «gravité» naturelle que nous pourrions facilement laisser derrière nous – du moins, nous devons le faire si nous voulons éviter une atrophie de l’âme.

En 2000, l’Américain moyen consommait 180 livres de viande par an (et 15 livres de poissons et crustacés). C’était environ un tiers de plus qu’en 1959. La rareté n’est pas un problème dans notre alimentation. Notre abondance n’est simplement «pas réelle», et l’environnement montre fréquemment les marques de la nature artificielle de notre approvisionnement alimentaire. Mais nous n’avons aucun moyen d’étudier ce qui se passe avec nos âmes. Ce que je sais c’est que pour être vrai, c’est – comme va le corps –ainsi il en est de l’âme. Ceux qui s’engagent dans le monde en tant que consommateur sont consommés par le monde dans une même mesure.

Et ainsi nous pouvons mener une existence réelle.

Mener une existence réelle c’est accepter les limites et les frontières. Notre culture est une bulle d’autosuggestion. Elle repose sur une économie de surconsommation. La crise de 2008 nous a mené tout près d’une catastrophe encore beaucoup plus grande et aurait pu facilement nous faire tomber en chute libre. Beaucoup ne parviennent pas à comprendre à quel point nos vies sont fragiles. Dans la saison du Carême (et tous les jours de jeûne de l’année) nous embrassons la fragilité de nos vies. Nous permettons au monde de dire «non» et nous nous donnons des charges et des devoirs supplémentaires. Il vaut la peine de garder à l’esprit que de telles choses ne font pas de nous  des héros spirituels, mais que d’abord ils doivent nous rendre humains.

 

Une parole de Saint Grégoire le Théologien

UNE PAROLE DE SAINT GREGOIRE LE THEOLOGIEN

Tous ceux qui ont vécu en accordance avec Dieu vivent toujours dans la compagnie de Dieu même s’ils ont quitté cette vie ici-bas. C’est pour cela que Dieu est désigné comme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob puisqu’il est le Dieu des vivants et non pas le Dieu des morts. Hier j’étais crucifié avec Lui et aujourd’hui je suis glorifié avec Lui.

Un Dieu qui s’incarne nous était nécessaire, un Dieu livré à la mort afin que nous puissions avoir la vie. Nous avons été mis à mort comme Lui afin que nous soyons purifiés ; nous ressuscitons avec Lui parce-que nous avons été livrés à la mort comme Lui ; nous sommes glorifiés avec Lui parce-que nous ressuscitons avec Lui.

Mieux vaut choisir de lutter plutôt que de jouir d’une paix qui nous sépare de Dieu. La Foi qui m’a été transmise par les saints Pères est celle que j’enseigne en toute circonstance sans que je ne l’accorde à l’air des temps ; c’est cette Foi que je ne cesserai jamais d’enseigner. Je suis né en elle et je vis par elle.

De même qu’un poisson ne peut nager hors de l’eau et qu’un oiseau ne peut pas voler en l’absence d’atmosphère, le chrétien ne peut avancer d’un seul pas sans le Christ.