Une âme grande et simple à la fois.
http://blogs.ancientfaith.com/glory2godforallthings/2016/06/01/simple-great-soul/
(Il s’agit d’un témoignage personnel du Père Stephen Freeman, prêtre orthodoxe dépendant de l’Eglise Orthodoxe en Amérique (OCA), qui entretient un blog intitulé Glory to God for All Things et qui collabore avec la radio orthodoxe « Ancient Faith Radio » (http://www.ancientfaith.com/)).
Pour diverses raisons, j’ai passé une bonne quantité de temps avec A.I. Soljenitsyne, le grand écrivain russe qui est mort en 2008. Je travaille sur une collection de ses écrits et je regarde des vidéos sur sa vie ainsi que des interviews détaillés. Si un homme a vécu le maelström du 20e siècle, ce fut bien lui. Né en 1918 dans une pieuse famille orthodoxe, il a été élevé par sa mère seulement, son père étant mort dans un accident six mois avant sa naissance. Installé à Rostov à 6 ans, Soljenitsyne devient progressivement un garçon soviétique enthousiaste. Il a appris à mépriser sa foi et à admirer la Révolution. Il est devenu même un membre des Jeunes Pionniers.
Comme Dostoïevski avant lui, Soljenitsyne était un idéaliste dans sa jeunesse. Son marxisme était tout à fait sincère. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle il a servi avec honneur, il a été arrêté pour des remarques critiques sur Staline effectuées dans une partie de sa correspondance privée avec un ami. Fait intéressant, ses remarques portaient sur la déviation de l’Etat du marxisme. Son manque de prudence fait qu’il devient prisonnier dans le Goulag soviétique.
Son premier emprisonnement a été relativement supportable, il a été assigné à faire de la recherche mathématique et de l’ingénierie. Sa rencontre avec des gens plus âgés ayant une plus grande expérience et une approche beaucoup plus critique du monde a commencé à le faire revenir vers le christianisme de son enfance. Par la suite il a été envoyé vers l’un des camps de travaux forcés au Kazakhstan, puis condamné à l’exil intérieur (pour la vie) travaillant comme professeur de mathématiques.
Il a été réhabilité en 1956 au début des années Krouchtchev, au cours desquelles son premier ouvrage, Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch, un roman écrit dans le Goulag, a été publié. Il a été très bien vendu et l’a fait entrer dans l’attention du public qui va le considérer, à la fois comme écrivain et comme critique social pour le reste de sa vie.
Il est plus convaincant pour moi que tout autre homme de notre temps, en grande partie à cause de la simplicité de son âme. Il y a une phrase russe, « dvoye dusha » (littéralement « deux-âmes») qui vient à l’esprit. La plupart des gens que je connais sont au moins à « deux âmes ». Notre complexité (en tant qu’humains) est une masse de contradictions – dans les opinions, les sentiments, les loyautés et les haines. Nous pensons une chose pour une raison donnée, et d’autre part pour une raison tout à fait contradictoire nous pensons quelque chose de différent. Il s’agit d’une des maladies de notre époque (cf. Alasdair MacIntyre Quelle Justice? Quelle Rationalité?) Soljenitsyne n’était décidément pas « dvoye dusha ». Il était tout à fait ce qu’il était au cœur même de son être. Si tel n’était pas le cas, il aurait appris à se plier et céder, et s’adapter à l’air du monde. Il aurait pu être célèbre et avoir beaucoup moins de problèmes.
Cette simplicité intérieure est d’autant plus remarquable que Soljenitsyne a vécu dans des temps extrêmement complexes. L’État qui l’a emprisonné avait été une fois idéalisé par lui. Et l’Etat qui l’oppressait et qui cherchait à le faire taire était également situé dans la terre qui occupe le plus profond de son cœur. Il a été exilé en 1974, s’est finalement installé dans le Vermont (USA). Salué à travers le monde en tant que champion de la liberté, il a néanmoins constaté que les médias occidentaux se sont détournés de lui quand il a critiqué le dévoiement de la liberté et la décadence rampante de la vie dans le pays de son exil.
Avec le temps, les médias ont trouvé plus facile de le rejeter comme un russe grincheux, semblable à un objet ancien d’une société qui avait disparu depuis longtemps. Il a été accusé de beaucoup de choses (autant que ses maîtres soviétiques qui ont cherché à le discréditer). Mais la vérité de l’homme était qu’il était tout à fait le même, que ce soit vivant en URSS ou d’être salué ou brocardé en Occident. Que l’Est et l’Ouest étaient tous les deux heureux de le voir réduit au silence est la démonstration simple de la corruption presque illimitée de l’État moderne.
Sa pratique de la vie peut se résumer dans le titre d’un de ses articles : « Ne vivez pas sur des mensonges. » L’article lui-même est intéressant à lire. Pour Soljenitsyne cela signifiait (à tout le moins), de dire la vérité de son cœur, toujours et en tout temps, sans crainte. Et c’est là que le problème d’être «une âme double » vient au premier plan. Il y a des forces terribles qui nous éloignent de la simple vérité de notre âme. L’entourage, nos passions, et cela crée facilement un nuage de confusion.
Penser à ce sujet est très douloureux pour moi. Pendant un certain nombre d’années, avant ma conversion à l’orthodoxie, je vivais une existence à « deux-âmes ». A mesure que j’étais de plus en plus attiré vers l’orthodoxie, je m’éloignai de l’anglicanisme dans lequel je servais. Les complications dues à mon travail, le rôle parental, le service, ont provoqué en moi des contradictions terribles. Et même si chaque jour ne comportait pas un mensonge direct, il y avait certainement quelque chose qui en était très proche.
Environ un an avant ma conversion, je suis allé voir mon évêque anglican et je lui ai fait part de mes intentions. Ce fut une conversation très irénique et réfléchie. Vers la fin, il m’a demandé : «Pouvez-vous dire la messe en bonne conscience ? ». C’était probablement la question la plus poignante de la matinée. Je lui ai dit que je pouvais, même si elle avait quelque chose de semblable à un spectacle dans mon âme (j’ai utilisé une expression différente que je ne vais pas répéter). Il m’a dit de lui faire savoir si (dire la messe) me devient insupportable.
Ma conversion au début de l’année suivante m’a apporté un soulagement profond. Je ne me sentais pas triomphaliste dans cette décision. En effet, je portais des blessures profondes à la suite de ce dédoublement qui m’a retenu captif au cours d’un certain nombre d’années. Cela hante encore mes rêves.
Ma situation est un exemple assez spectaculaire (et embarrassant). Mais le problème est, je le pense, très répandu dans notre culture. Nous portons une foule de contradictions au sein de nous-mêmes. Les passions, dépourvues de raison, dictent souvent les attachements de nos vies et comment nous les traitons chaque instant. Un cœur simple et simple est rare et difficile à réaliser.
Le Christ a dit : «Que votre œil soit simple ». Il a également dit : «Que votre parole soit oui, oui, non, non ; ce qu’on y ajoute vient du malin. » (Mat 5 :37) St. Jacques dit également que l’homme à l’âme double est instable dans toutes ses voies. Pour beaucoup, cela est devenu un mode d’existence.
Une âme simple et non divisée vient par le moyen d’une certaine tranquillité d’esprit et de la dévotion. Il y a peu de doute que la simplicité de Soljenitsyne a été en partie façonnée par les souffrances qu’il a endurées. Il a également été façonné par la nature simple et directe de sa foi orthodoxe. Il est seulement remarquable en ceci que c’est quelque chose de rare, et non pas parce que ce serait difficile à réaliser. Le propre conseil de Soljenitsyne était : «Ne pas mentir ».
Le mensonge imprègne nos vies. Je pense souvent que nous sommes tellement engagés dans le mensonge que nous ne parvenons pas à le remarquer. Le mensonge commence dans nos propres cœurs. Ce que nous ressentons comme «complexité», en particulier la complexité dans l’âme, est souvent un plus un refus d’affronter la vérité et d’en supporter ses conséquences. Nous préférons une vie dans laquelle les conséquences désagréables sont réduites au minimum. Le mensonge est idéal pour une telle vie.
L’évangile commence par un appel à la repentance. La repentance (metanoia), signifie un «changement d’état de notre esprit » Il ne suffit pas de changer les pensées de l’esprit, mais changer la façon dont l’esprit pense. Saint Paul parle du «renouvellement» de l’esprit (Romains 12: 2). L’appel du Christ des disciples est un parfait exemple de ce renouvellement. Le Christ semble avoir fait en sorte qu’il est impossible de le suivre si on a une « âme double » et irrésolue. Les hommes (qui Le suivent) quittent les familles, les emplois, tout ce qui a constitué leur vie avant Christ. Il leur conseille de «laisser les morts enterrer les morts ». Ces actions ont toujours semblé extrêmes, mais avec les années qui passent, je vois qu’elles ont comme objectif de « concentrer » l’âme.
Notre entrée dans le Christ (et dans la plénitude de l’Eglise) demande rarement de tels efforts de notre part. Au moment de ma conversion à l’orthodoxie, j’ai été effectivement heureux que le cadre de ma vie ait été radicalement affecté, même si la plupart des effets se sont avérés être produits par mon propre esprit anxieux. Il n’y avait rien vraiment d’héroïque, ou qui a impliqué une souffrance remarquable, mais (à notre époque qui est) un âge de confort, où nous craignons tous les inconvénients de la perte d’une certaine sécurité, il y avait suffisamment de difficultés avant de commencer le processus de guérison du conflit à l’intérieur de mon âme.
Dans la vie, ce processus (de guérison) peut commencer à tout moment. Il commence par un engagement résolu à suivre le Christ, quelle que soit la suite. On nous demande dans le baptême, «Voulez-vous vous unir au Christ ? ». Ceci, il me semble, est tellement plus simple que de «prendre une décision pour le Christ», ou «de l’accepter comme Seigneur et Sauveur ». Ce qui nous est demandé est de « mourir » car le Christ avec qui nous nous unissons est, tout d’abord et avant tout, le Seigneur Crucifié. «Je meurs chaque jour», a dit saint Paul. Rien de moins ne peut guérir nos cœurs.
Durant les deux premières années de ma vie orthodoxe, j’ai travaillé comme aumônier d’hôpital. Et comme je travaillais à «mourir tous les jours » (comme dit Saint Paul), J’étais tous les jours avec les mourants. L’approche de la mort, dans la vie d’un croyant, concentre (« rassemble ») l’âme. Ce fut un grand avantage pour moi de témoigner à ces témoins d’un cœur simple. Il y a trois ans, je suis entré à l’hôpital à cause d’une crise cardiaque, et je regardais le personnel médical se démener sur l’entreprise de sauver ma vie. Au milieu de tout cela, il y avait une grande paix. Il n’y avait qu’une seule inquiétude – celle de rencontrer du Christ non préparé. J’ai refusé la proposition de recevoir un sédatif lorsque la procédure médicale a commencé. Mon commentaire a été : «J’ai du travail à faire ».
Je n’ai pas à juger tous ceux qui se débattent avec une âme divisée. Mais je peux dire que ce n’est pas un état que nous devrions tolérer pour longtemps – il est trop dévastateur. Il y a vraiment de grandes âmes, et des jaillissements singuliers de la grâce qui nous disent ce qui est possible. Soljenitsyne est devenu un héros pour moi, même dans mes années de collège (aux USA le collège correspond aux premières années à l’université). Je soupçonne que la maladie de ma propre âme a intuitivement vu en lui l’exemple du chemin vers la « maison ». Il faut dire Oui ou Non. Et ne pas vivre avec des mensonges.