DIMANCHE 6 MAI 1945- DIMANCHE DE PAQUES A DACHAU
Source : http://stmaterne.blogspot.com/2008/05/pques-au-camp-de-concentration-de.html
« Les âmes étaient toutes enflammées »
par Douglas Cramer
En 1945, une Liturgie de Pâques semblable à nulle autre fut célébrée. A peine quelques jours après leur libération par l’armée américaine le 29 avril 1945, des centaines de prisonniers Chrétiens Orthodoxes du camp de concentration de Dachau se rassemblèrent pour célébrer l’Office de la Résurrection et rendre grâce.
Le camp de concentration de Dachau avait été ouvert en 1933, dans une ancienne fabrique de poudre à canon. Les premiers prisonniers qu’on y avait enfermés étaient des opposants politiques à Adolf Hitler, qui était devenu chancelier d’Allemagne le mois précédent. Au cours des 12 années d’existence de ce camp, quelque 200.000 prisonniers y furent détenus. La majorité des prisonniers de Dachau étaient chrétiens, dont des protestants, des catholiques-romains, et des fidèles et clergé Orthodoxes.
D’innombrables prisonniers moururent à Dachau, et des centaines furent forcés à participer aux cruelles expérimentations médicales conduites par le docteur Sigmund Rascher. Lorsque les prisonniers arrivaient au camp, ils étaient battus, insultés, on leur rasait les cheveux, et tous leurs biens leurs étaient confisqués. Les gardes SS tuaient quiconque ne leur plaisait pas. Les punitions comportaient par exemple d’être pendu pendant des heures à des crochets, placés suffisamment hauts pour que les pieds ne touchent le sol; être écartelé sur des tréteaux; être fouetté avec des fouets en cuir mouillés; et être placé des jours durant dans l’isolement, dans des pièces trop petites que pour pouvoir s’y coucher.
Les sévices sur les prisonniers s’arrêtèrent au printemps de 1945. Les événements de cette Semaine Sainte furent par la suite rapportés par un des prisonniers, Gleb Rahr. Rahr avait grandit en Lettonie, et fuit avec sa famille vers l’Allemagne nazie lorsque les Russes communistes les envahirent. Il fut arrêté par la Gestapo, car il était membre d’une organisation qui s’opposait tant aux nazis qu’aux communistes. Emprisonné au départ à Buchenwald, il fut transféré à Dachau vers la fin de la guerre.
En fait, Rahr fut un des survivants des terribles « trains de la mort, » comme les GI américains qui les découvrirent les appelèrent. Des milliers de prisonniers de différents camps avaient été envoyés à Dachau dans des voitures de chemin de fer ouvertes. La plus grande partie d’entre eux moururent dans d’horribles circonstances, de faim, de déshydratation, de froid, de maladie, et d’exécution.
Dans une lettre adressée à ses parents le lendemain de la Libération, le GI William Cowling écrivait : « alors que nous traversions les voies et regardions dans les voitures, j’ai vu la plus horrible vision de toute ma vie sous mes yeux. Les voitures étaient remplies de corps morts. La plupart étaient nus, et tous n’étaient que peau sur les os. Vraiment, leurs jambes et bras n’étaient que de quelques centimètres de circonférence, et ils n’avaient plus de fesses. Nombre de corps avaient un impact de balle dans la nuque. »
Marcus Smith, autre membre du personnel de l’US Army assigné à Dachau, décrit aussi la scène dans son livre de 1972, « The Harrowing of Hell » (la remontée des enfers).
Les ordures et les excréments étaient déversés sur les voitures et à l’entour. La plupart des cadavres gisaient au milieu de piles de vêtements, souliers et détritus. Apparemment, certains avaient rampé ou étaient tombés hors des voitures lorsque les portes étaient ouvertes, et moururent sur le sol. Un de nos hommes compta les wagons et dit qu’il y en avait 39. Plus tard, j’ai entendu qu’il y en avait 50, que le train était arrivé au camp au soir du 27 avril, et qu’alors tous les passagers étaient supposés être morts, de sorte que les corps pourraient être détruits dans le crématorium du camp. Mais cela ne put être réalisé parce qu’il n’y avait plus de charbon pour alimenter la fournaise. Des corps de soldats allemands mutilés étaient aussi à même le sol, et parfois nous avons vu un des anciens détenus hurler face au corps d’un de ses anciens bourreaux et botter dedans. Retour de la monnaie!
Rahr était un des 4000 prisonniers Russes à Dachau au moment de la Libération. Parmi les prisonniers libérés on trouvait aussi 1200 clercs d’église. Après la guerre, Rahr émigra aux États Unis, où il enseigna l’Histoire de Russie à l’université de Maryland. Il travailla par la suite pour Radio Free Europe. Son récit des événements à Dachau en 1945 commence par son arrivée au camp :
27 avril : le dernier transport de prisonniers arrive de Buchenwald. Des quelque 5000 destinés à l’origine à Dachau, je fut parmi les 1300 ayant survécu au voyage de transfert. Nombreux furent abattus, certains moururent de faim, d’autres du typhus…
28 avril: avec mes compagnons d’emprisonnement, nous parvenons à entendre le bombardement de Munich, qui a lieu à quelque 30 km de notre camp de concentration. Au fur et à mesure que le bruit de l’artillerie se rapproche de l’ouest et du nord, des ordres sont donnés pour interdire aux prisonniers de quitter leurs baraquement, sous aucun prétexte. Les soldats SS patrouillent à moto dans le camp, pendant que les mitrailleuses sont pointées sur nous depuis les miradors qui entourent le camp.
29 avril : le bruit assourdissant de l’artillerie s’est joint au vacarme des rafales de mitrailleuses. Les obus sifflent au dessus du camp venant de toutes les directions. Soudain, des drapeaux blancs sont hissés sur les miradors – un signe d’espoir que les SS se rendraient plutôt que d’abattre tous les prisonniers et de se battre jusqu’au dernier. Ensuite, vers 18h, un étrange bruit pu être entendu, de quelque part près du camp, avec un volume allant croissant…
Le bruit provenait de la reconnaissance croissante de la liberté. Le lt-col. Walter Fellentz, de la 7ème Armée américaine, décrivit l’accueil de son point de vue:
« A plusieurs centaines de mètres à l’intérieur de l’entrée principale, nous avons rencontré le camp de concentration en lui-même. Là, devant nous, derrière une clôture de fils barbelés électrifiés et branchés, se tenait une masse d’hommes, de femmes et d’enfants, à moitié fous, saluant, agitant les mains et hurlant de joie – leurs libérateurs étaient arrivés! Le vacarme était indescriptible! Quiconque (près de 32000) était encore capable de pousser un cri, le faisait. Nos coeurs pleurèrent lorsque nous vîmes les larmes de joie couler sur toutes leurs joues. »
Le récit de Rahr continue:
Pour finir, tous les 32.600 prisonniers se joignirent au cri quand le premier soldat américain apparu juste devant les barbelés du camp. Peu après, le courant électrique ayant été débranché, les portes furent ouvertes et les GI américains firent leur entrée. Alors qu’ils écarquillaient les yeux face à notre état, car nous étions tous affamés et soufrant du typhus et de dysenterie, ils avaient eux plus l’air de gamin de 15 ans que de soldats aguerris.
Un comité international de prisonniers est formé pour s’occuper de l’administration du camp. La nourriture des magasins des SS est mise à la disposition de la cuisine du camp. Une unité militaire US contribue aussi avec de la nourriture, me permettant par là de goûter pour la première fois au maïs américain. Sur ordre d’un officier américain, les postes de radio furent confisqués chez les dirigeants nazis de la ville de Dachau et donnés aux divers groupes nationaux de prisonniers. Les nouvelles arrivèrent : Hitler s’était suicidé, les Russes avaient pris Berlin, et les troupes allemandes s’étaient rendues au sud et au nord. Mais les combats continuaient à faire rage en Autriche et Tchécoslovaquie…
Naturellement, je savais que ces événements monumentaux se déroulaient pendant la Semaine Sainte. Mais comment aurions-nous pu marquer cela, autrement que par nos prières silencieuses, individuelles? Un de mes compagnons d’emprisonnement, traducteur en chef pour le Comité International des Prisonniers, Boris F., vint me voir dans ma baraque infestée par le typhus – le « bloc 27 » – pour m’informer que des efforts étaient en cours, en conjonction avec les Comités Nationaux Grecs et Yougoslaves, afin d’arranger une Liturgie Orthodoxe pour le jour de Pâques, le 6 mai.
Il y avait des prêtres et des diacres Orthodoxes, et des moines du Mont Athos, parmi les prisonniers. Mais il n’y avait ni vêtements liturgiques, ni livres, ni Icônes, ni cierges, ni prosphores, ni vin.. Les efforts pour obtenir cela de l’église russe à Munich avaient échoué, car les Américains n’avaient pas réussi à localiser qui que ce soit ayant fait partie de cette paroisse, dans cette ville dévastée. Néanmoins, une partie des problèmes purent être résolus. Les quelques 400 prêtres catholiques-romains détenus à Dachau avaient été autorisés à rester ensemble dans un baraquement et récitaient leur messe tous les matins avant d’aller travailler. Ils proposèrent aux Orthodoxes l’usage de leur local de prière au « bloc 26, » qui se trouvait juste en face de l’autre côté de mon propre baraquement.
La chapelle était nue, sauf une table en bois et une Icône de la Théotokos de Czenstochowa, qui pendait au mur au dessus de la table – une Icône originaire de Constantinople, amenée par la suite à Belz en Galicie, d’où elle fut ensuite prise aux Orthodoxes par un roi de Pologne. Lorsque l’armée russe chassa les troupes de Napoléon hors de Cestochowa, l’higoumène du monastère de Cestochowa donna une copie de l’Icône au tsar Alexandre I, qui la plaça dans la cathédrale Kazan à Saint-Petersbourg, où elle fut vénérée jusqu’à ce que les bolcheviques se soient emparés du pouvoir.
On trouva aussi une solution créative pour le problème des vêtements liturgiques. Des nouveaux essuies de lin furent empruntés à l’hôpital de nos anciens gardes SS. Cousus ensembles dans la longueur, 2 essuies formaient un epitrachilion (étole du prêtre), et cousus ensemble bout-à-bout, ils devenaient un orarion (étole du diacre). Des croix rouges, prévues à l’origine pour le personnel médical des gardes SS, furent cousus sur ces vêtements-essuies.
Le Dimanche de Pâques, 6 mai (23 avril dans l’ancien calendrier – concordant donc cette année-là avec la fête de saint Georges le Victorieux) – Serbes, Grecs et Russes se rassemblèrent dans la baraque des prêtres catholiques-romains. Bien que les Russes formaient 40% des détenus de Dachau, seuls quelques uns d’entre eux s’arrangèrent pour venir à l’Office. A l’époque, des « officiers de rapatriement » des unités spéciales Smersh étaient arrivées à Dachau par avions militaires américains, et avaient commencé à dresser de nouvelles lignes de barbelés afin d’isoler les citoyens soviétiques du restant des prisonniers, ce qui était la première étape pour préparer leur éventuel rapatriement forcé.
Dans toute l’histoire de l’Église Orthodoxe, il n’y a probablement jamais eu une Liturgie de Pâques pareille à celle à Dachau en 1945. Les prêtres Grecs et Serbes, ainsi qu’un diacre Serbe, portaient les vêtements liturgiques improvisés par dessus leur uniformes lignés bleus et gris de prisonniers. Ensuite ils commencèrent à chanter, passant du grec au slavon, puis à nouveau au grec. Le Canon de Pâques, les stichères de Pâques – tout fut récité de mémoire. L’Évangile – « Dans le Principe était le Verbe » – fut aussi dit de mémoire.
Et pour finir, l’homélie de saint Jean Chrysostome – aussi de mémoire. Un jeune moine Grec de la Sainte Montagne se tint en face de nous et la récita avec un enthousiasme si contagieux que nous ne l’oublierons pas aussi longtemps que nous vivrons. Saint Jean Chrysostome lui-même semblait nous parler par la voix de ce moine, ainsi qu’au reste du monde! 18 prêtres et un diacre – presque tous Serbes – participèrent à cette Liturgie inoubliable. A l’instar du paralytique qui avait été descendu à travers le toit d’une maison et placé face aux pieds du Christ le Sauveur, l’archimandrite Grec Meletios fut apporté sur une civière jusqu’en la chapelle, où il resta prosterné pour la durée de l’Office.
Parmi les autres prisonniers à Dachau, on trouvait le récemment canonisé Nicolas Velimirovic, évêque d’Ochrid, qui devint par la suite le premier administrateur de l’Église Orthodoxe de Serbie aux États Unis et au Canada; et l’archimandrite Dionysios, qui, après la guerre, devait devenir le métropolite de Trikkis et Stagnon, en Grèce.
Le p. Dionysios avait été arrêté en 1942 pour avoir donné asile à un officier Anglais fuyant les Nazis. Il fut torturé pour ne pas avoir révélé les noms des autres personnes impliquées dans l’aide aux soldats Alliés, et fut emprisonné 18 mois durant à Thessalonique avant d’être transféré à Dachau. Pendant ses 2 ans à Dachau, il assista aux atrocités nazies et en souffrit lui-même beaucoup. Il rapporta nombre d’expériences atroces dans son livre « Ieroi Palmoi. » Parmi elles, il y avait entre autres le fait d’être régulièrement conduit au peloton d’exécution, où il se voyait épargné au dernier moment, tourné en ridicule, puis renvoyé à l’état miséreux du bloc des prisonniers.
Après la Libération, le p. Dionysios aida les Alliés à localiser d’anciens détenus de Dachau et à ramener un peu de normalité dans leurs vies brisées. Peu avant sa mort, le métropolite Dionysios retourna à Dachau, et y célébra la première Divine Liturgie Orthodoxe de temps de paix. Écrivant en 1949, le p. Dionysios évoqua Pâques 1945 en ces termes :
« En plein air, derrière la baraque, les Orthodoxes se rassemblent, Grecs et Serbes. Au centre, tous les prêtres, les Serbes et les Grecs. Ils ne portaient pas de vêtements dorés. Ils n’avaient pas même une soutane. Pas de cierges, pas de livres liturgiques en main. Mais là, ils n’avaient pas besoin de lumières extérieures, matérielles, pour faire résonner la joie. Les âmes étaient toutes enflammées, baignant dans la lumière.
Béni est notre Dieu. Mon petit Nouveau Testament en reliure papier a son heure de gloire. Nous chantons nombre de fois « Le Christ est Ressuscité, » et son écho se répercute partout et sanctifie ce lieu.
L’Allemagne d’Hitler, le tragique symbole d’un monde sans le Christ, n’existe plus. Et l’hymne de la vie de Foi montait dans toutes les âmes; la vie qui procède avec engouement vers le Crucifié depuis la verdoyante colline de Stein.
Le 29 avril 1995 – 50ème anniversaire de la libération de Dachau – fut consacrée la chapelle Orthodoxe Russe commémorative à Dachau. Dédiée à la Résurrection du Christ, la chapelle contient une Icône montrant les Anges ouvrant les portes du camp de concentration, et le Christ Lui-même guidant les prisonniers vers la liberté. L’architecture conique simple de cette chapelle en bois est représentative des chapelles funéraires traditionnelles du nord de la Russie. Les parties de la chapelle furent construites par un artisan habile de la région de Vladimir, en Russie, et assemblées à Dachau par des vétérans du groupe occidental des forces russes, juste avant leur départ d’Allemagne en 1994. Les prêtres qui participèrent à la Liturgie Pascale de 1945 y sont commémorés à chaque Office célébré dans cette chapelle, de même que tous les Chrétiens Orthodoxes qui ont perdu la vie « en ce lieu, ou dans un autre lieu de torture. »
Source : http://stmaterne.blogspot.com/2008/05/pques-au-camp-de-concentration-de.html