Le Notre Père: Etude.

Métropole Orthodoxe roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale
Centre Orthodoxe d’Etudes et de Recherches Dumitru Staniloae
Le Notre Père
une prière divine pour l’Homme
Conférences du Père Noël TANAZACQ (26 et 27 mars 2012)(1)

Note bibliographique liminaire
Je me suis appuyé surtout sur deux auteurs :
-l’Evêque Jean de Saint-Denis (1905-1970), qui a fait un remarquable cours sur la prière
(Technique de la prière (2)) à l’Institut Saint-Denys en 1958-1959, et qui fut mon évêque et mon
professeur de théologie entre 1965 et 1970. Lui-même s’appuyait sur les Pères de l’Eglise, mais il est allé bien au-delà.
-le Père Jean Carmignac, qui a été l’un des plus grands biblistes du 20e siècle, spécialiste des
manuscrits de Qumrân. Il a fait sa thèse sur le Notre Père (publiée en 1969) et a trouvé la clé de
compréhension de la 6e demande (la tentation) : cet ouvrage est absolument fondamental et je l’ai utilisé constamment (3). Il en a publié aussi une synthèse, remarquable mais destinée au grand public (« A l’écoute du Notre Père », 1971).

Je l’ai bien connu : je l’avais fait intervenir à l’Institut Saint-Denys, où il avait fait une très belle conférence sur l’origine des Synoptiques. Il est né au Ciel en 1988. Il n’était pas seulement un grand savant : il était aussi un spirituel.
Et bien sûr aussi sur les Pères de l’Eglise, accessibles grâce à un ouvrage de synthèse : « Le Pater
expliqué par les Pères », éd. par A. Hamman, qui comporte une table analytique par  ‘ demandes’ du Notre Père, très pratique  (4).

I-Introduction

On a tellement l’habitude de « dire » le Notre Père qu’on oublie parfois l’essentiel, à savoir qu’il
s’agit d’une prière, c’est-à-dire d’une relation de l’Homme avec Dieu, d’une démarche spirituelle. Il faut s’efforcer de garder présent à l’esprit, lorsqu’on la dit, qu’on s’adresse à Dieu.
Elle est d’une extrême importance parce qu’elle est une révélation divine (Dieu nous apprend à prier Dieu), parce que cette révélation a été faite au début de la mission terrestre du Christ, dans Son discours inaugural qui pose les fondements de la religion chrétienne et de l’Eglise, et parce qu’elle concerne toute l’Eglise, tous ceux qui écoutent le Christ et sont baptisés, mais aussi, in fine, toute l’humanité, car « la Bonne nouvelle sera prêchée partout », avant que n’arrive le deuxième Avènement, selon la prophétie du Christ (Mt 24/14).
Elle est aussi ecclésiale et communautaire (« Notre Père »).
Elle est enfin d’une extrême difficulté (cela fait 2000 ans qu’on s’interroge sur la 6e demande, celle de la tentation).
(1)Faites à la Cathédrale orthodoxe roumaine de Paris et diffusées par Internet.
(2) Jean de Saint-Denis, Mgr.- Technique de la prière.- Paris : Présence Orthodoxe, 1971.- 217 p. ; in-12°.
(3)CARMIGNAC, Jean. – Recherches sur le Notre Père. – Paris : Letouzey et Ané, 1969. – 608 p. ; in-4°.
– A l’écoute du Notre Père. – Paris : Ed. de Paris, 1971.- 123 p. ; in-12°.
(4) HAMMAN, Adalbert (OFM) : Le Pater expliqué par les Pères, nouv. éd.,Paris : Ed.franciscaines, 1962, 231 p., in-8

1. Le contexte biblique : les deux textes du Notre Père.

On le trouve chez St Matthieu (Mt 6/9-15), et chez St Luc (Lc 11/1-4), mais dans une version
incomplète et légèrement différente.
La seule version complète se trouve chez St Matthieu, vers le milieu du discours inaugural du
Seigneur (5). Après avoir parlé de l’amour des ennemis et de l’aumône   (qu’il faut faire « en secret »), le Christ aborde un chapitre sur la prière :
-Il indique d’abord le contexte de la prière (« en secret », dans sa chambre, porte fermée, c’est-à dire dans le secret de son cœur) et la méthode, la façon de prier (ne pas rabâcher, pas de verbiage).

Il faut remarquer qu’Il dit : « votre Père », en s’adressant aux disciples et à tous.
-puis Il indique le « formulaire », c’est-à-dire qu’Il révèle le contenu de la prière. Le Christ nous
apprend, de Lui-même, à prier.
-puis Il fait un commentaire sur la 5e demande (la remise des dettes), tant Il estime que cette
question est importante.
.Chez St Luc, le contexte est tout à fait différent.
Le Christ est vers le milieu, ou même la fin de Sa vie publique : c’est après Sa rencontre avec Marthe et Marie (où Il rappelle à Marthe la vraie hiérarchie des valeurs). Le Seigneur se retire à l’écart pour prier et, à Son retour, les Apôtres lui demandent : « apprends-nous à prier », en se référant à St Jean- Baptiste qui avait appris à prier à ses disciples (6). Le Seigneur acquiesce tout de suite et leur indique une prière qui confirme ce qu’Il avait enseigné à la foule dans Son discours inaugural. Mais St Luc nous rapporte un texte moins complet (invocation différente, pas de 3e demande (Ta volonté), ni de 7e (le Malin) et un peu différent de celui de St Matthieu.
Pourquoi cette dualité de contextes et de formulaires dans les Evangiles ?
-D’une part, elle apparaît chez St Matthieu à une place « normale », dans le discours inaugural du
Seigneur, qui est la nouvelle Loi, le fondement de l’Eglise, une synthèse du comportement chrétien.
Mais ce discours-programme était tellement dense et riche (et long (7)), tellement nouveau (rien que l’amour des ennemis !) qu’il était impossible à quiconque, fut-ce aux Apôtres, de mémoriser tout. Ils avaient pu, tout au plus, retenir la ligne directrice, l’esprit.
-Et d’autre part, les Apôtres étaient constamment avec le Christ, ils vivaient avec le rabbi Ieshouah, leur maître : ils n’avaient donc à se préoccuper de rien. Mais ils Le voyaient vivre. Et ils se rendaient compte qu’Il priait beaucoup : souvent Il s’isolait, partait à l’écart et priait. Ils se sont alors demandés légitimement : comment fait-Il ? A qui s’adresse-t-Il ? Que dit-Il ? D’autant plus que beaucoup d’entre eux venaient de chez Jean-Baptiste, qui leur avait transmis une prière que nous ne connaissons pas. C’est alors que le Christ va leur rappeler ce qu’Il avait dit sur le Mont des Béatitudes, deux ou trois ans auparavant. Mais St Luc l’a rapportée différemment et d’une façon moins complète (8). Carmignac note que St Luc abrège souvent ce qu’ont dit les autres Evangélistes.

(5)Appelé couramment le « Sermon sur la montagne » (Mt 5, 6 et 7).
(6) « Seigneur, enseigne-nous à prier, comme Jean l’a enseigné à ses disciples » (Lc 11/1). Nous ne savons rien sur cet
enseignement de Jean-Baptiste.
(7) Le Seigneur a probablement parlé toute une journée, sinon, du moins, une grande partie de la journée.
(8) St Luc était le collaborateur et le secrétaire de St Paul. Ni lui, ni Paul ne sont des témoins oculaires du Discours
inaugural.

2. Pourquoi une prière nouvelle ?
Les Juifs priaient beaucoup dans l’Ancienne Alliance : il y a de nombreux exemples de prière
personnelle dans l’Ancien Testament (patriarches, prêtres, prophètes…) et il y avait la liturgie du
Temple, qui utilisait les Psaumes, puis il y aura la liturgie synagogale, origine de notre liturgie de la Parole (celle des catéchumènes).
Le Seigneur révèle une prière nouvelle, une nouvelle façon de s’adresser à Dieu, parce qu’Il est venu révéler Dieu tel qu’Il est, parce qu’Il est venu révéler les pensées de Dieu le Père. On ne peut pas s’adresser de la même façon à une personne dont on a entendu parler et à une personne qu’on
connaît. A révélation nouvelle, prière nouvelle. Même si cette révélation avait été préparée par la
Loi et les Prophètes, elle est totalement nouvelle (un seul exemple : l’Ancien Testament enseignait :« oeil pour oeil, dent pour dent » ; le Christ, Lui, enseigne à aimer ses ennemis). On peut même aller plus loin : c’est une révélation définitive, pour les siècles des siècles, et cette nouvelle prière a aussi un caractère définitif : elle a en vue l’accomplissement du plan divin. Les justes la disent dans le Ciel et nous la dirons sur la terre jusqu’à ce que « tous soient sauvés ».
Certains savants hébraïsants, tel Marcel Jousse (1886-1961), qui a consacré sa vie à étudier la
tradition orale palestinienne et qui a découvert les lois du formulisme, estiment que les formules du Notre Père se trouvaient déjà dans l’Ancien Testament et dans la littérature rabbinique (9), mais de façon éparse, et que, au fond, c’est le regroupement et l’agencement des formules qui serait nouveau et qui aurait produit un chef d’oeuvre spirituel. Ce n’est pas entièrement faux, mais excessif. La plupart des formules concernées ressemblent à celles du Notre Père, mais sans être identiques, et le P. Carmignac, qui était avant tout un grand connaisseur de l’hébreu et de l’araméen, fait remarquer qu’il y a deux thèmes du Notre Père qui sont complètement nouveaux : la réciprocité du pardon dans la 5e demande, et la lutte contre la tentation dans la 6e demande, parce qu’on n’avait pas encore, dans l’Ancien Testament, une conception exacte de la tentation, ni de la distinction entre les trois volontés (Dieu, Homme, démon). On peut ajouter en outre que les « perles » de l’Ancien Testament, comme les appellent Jousse, sont inspirées par Dieu. Mais je n’ai pas le temps de m’étendre sur ce sujet, qui est complexe et technique (il faut connaître les langues sémitiques).
Et cette prière nouvelle est d’autant plus importante que le Christ a insisté beaucoup sur la prière, en tant que relation intime de l’Homme avec Dieu (« priez sans cesse ») et qu’Il a Lui-même donné l’exemple en tant qu’homme.

3. L’importance et la difficulté du Notre Père.

Cette prière est de première importance, capitale, parce que Dieu nous révèle comment Il veut
que nous soyons, que nous devenions : Il nous apprend à Lui demander ce qu’Il veut que nous
accomplissions, avec Son aide. Elle nous révèle le dessein de Dieu pour l’Homme. De nous-même,
nous n’aurions pas pu demander ces choses-là : elles ne pouvaient venir que de Celui qui nous a
créés, qui est notre source.
Elle est simultanément une révélation théologique, notamment dans les trois premières demandes,
et un chemin spirituel (le chemin spirituel de l’humanité), notamment dans les quatre dernières
demandes, avec un langage différent dans les deux cas, symbolique dans les trois premières, puis
concret dans les quatre dernières.
C’est Dieu Lui-même qui nous apprend à nous adresser à Dieu : c’est Dieu-Fils qui nous apprend à nous adresser à Dieu-Père, par Dieu-Esprit. C’est la Divine Trinité qui nous initie à Elle-même. Le Notre Père est la clé du Royaume de Dieu, la porte du Ciel, le chemin de la déification.

(9) notamment dans les deux grandes prières juives : le Qaddish et la Tephillah. Mais ces dernières ne seront fixées que vers la fin du 1er siècle après Jésus Christ. Elles sont donc postérieures à l’Evangile.

Mais elle est aussi extrêmement difficile à comprendre.
Chaque fois que le Christ nous parle « en clair » et non en paraboles, c’est très difficile à comprendre,
parce que le langage humain est limité et qu’il a du mal à rendre compte des réalités divines (cf. le
Dernier discours du Seigneur : on est aux limites de la connaissance cataphatique).
Origène souligne le double caractère du Notre Père (comme de toute l’Ecriture d’ailleurs) : simple et énigmatique. Certains mots sont évidents et compréhensibles, et d’autres demeurent mystérieux. Dieu nous empêche de nous installer et il veut que nous fassions l’effort de comprendre, que nous luttions pour découvrir la vérité. D’ailleurs le Christ Lui-même dit à la fin des paraboles : « comprenne celui qui peut », c’est-à-dire : faites un effort. L’Evêque Jean de Saint-Denis, commentant Origène, dira :
« tout est simple et énigmatique dans le Notre Père…Le Notre Père est la prière des prières, la
plus proche et la plus difficile (10) ». C’est une des antinomies de l’Ecriture, qui est un reflet d’une des antinomies divines fondamentales : Dieu est inconnaissable et connaissable.
A ces difficultés théologiques, s’ajoutent des difficultés « techniques », linguistiques
et philologiques concernant l’établissement des textes et leur traduction. Mais j’en reparlerai plus
loin (voir le § 5).

4. Le Notre Père dans le Nouveau Testament

Si cette prière est tellement importante (et elle l’est : elle est au cœur de l’Eglise), on peut s’étonner qu’elle ne se trouve pas chez les quatre Evangélistes, ni du moins chez les trois Synoptiques, et que ni St Paul, ni St Jacques, ni St jean, ni St Pierre n’y fassent allusion dans leurs Epîtres. C’est réellement étonnant, et on n’a pas vraiment de réponse. On peut toutefois nuancer le propos.
Le Père Carmignac fait remarquer qu’il y a deux éléments du Notre Père chez St Marc (en 11/25-
26 : « Père des Cieux » et la réciprocité du pardon) et que l’on retrouve tous les éléments du contenu du Notre Père chez St Jean, notamment dans le Dernier discours du Seigneur (« Père, glorifie Ton nom… », « faire la volonté de Celui qui m’a envoyé…. », « veillez et priez afin de ne pas entrer dans la tentation »…). St Jacques insiste sur le fait que Dieu ne nous tente pas (Ja 1/13-14) (en lien avec la 6e demande). St Paul y fait quelques allusions en Gal 1/4-5, où l’on retrouve cinq thèmes du Notre Père, mais il n’en parle pas expressément. Toutefois il faut rappeler que, lorsque Paul dit « mon Evangile », la Tradition s’accorde pour dire qu’il s’agit de celui de St Luc (qui fut son secrétaire). St Paul n’est pas un témoin oculaire, mais un témoin en esprit, parce qu’il a eu une révélation directe du Christ. Mais il est intéressant de noter que, en ce qui concerne l’Institution de l’Eucharistie, où Paul n’était pas présent, il y a une phrase qui est universellement utilisée dans la liturgie et qui nous vient exclusivement de lui :

« Faites ceci en mémoire de Moi » (elle se trouve en Lc 22/19 et en 1 Co 11/24).

Ainsi, elle fait partie de la « Tradition ».

5. Les difficultés linguistiques et philologiques : le problème des textes et des langues.

Nous nous heurtons déjà à la difficulté d’avoir deux textes différents du Notre Père. Mais en quelle langue le Christ l’a-t-Il enseigné ? Dans quelles langues nous-a-t-il été transmis ? Comment être certain d’avoir la bonne version ? Cela nous permettra de comprendre pourquoi il y a d’énormes problèmes de traduction et de compréhension du texte, depuis 2000 ans.
Les manuscrits de l’Evangile que nous avons conservés sont en grec. Mais l’étude syntaxique
montre que le texte grec n’est qu’un décalque d’une langue sémitique (araméen ou hébreu). Deux
éléments nous permettent de penser qu’il s’agît de l’hébreu :

(10) Technique de la prière, p.100 et 97.

Lla langue parlée à l’époque du Christ était l’araméen (dont le syriaque est une variante). Mais le
Notre Père est une prière : or, les prières étaient normalement dites et écrites en hébreu.
-Matthieu a écrit son Evangile en hébreu : de nombreux Pères de l’Eglise l’affirment, dont St
Irénée de Lyon (fin 2e siècle) et surtout deux grands philologues du 4e siècle, Epiphane de Salamine (dont la langue maternelle était l’araméen) et Jérôme, moine à Bethléem, grand traducteur de la Bible (qui parlait le latin, sa langue maternelle, mais aussi le grec, comme tous les romains cultivés, et qui avait une très bonne connaissance de l’hébreu et de l’araméen). On est certain que Jérôme a eu en main un Evangile de Matthieu en hébreu, qu’il s’agisse de celui de la Bibliothèque de Césarée de Palestine (11) ou d’un manuscrit des Nazaréens de Bérée (12) qu’il a lui-même copié et transcrit.
Nous pouvons donc affirmer raisonnablement, en suivant Carmignac, que la langue d’origine de nos deux textes du Notre Père est l’hébreu.
Maintenant se pose le problème des traductions. Les premières traductions des Evangiles rédigés en hébreu furent évidemment en grec. Nous savons que Jérôme a retraduit en grec l’Evangile de St Matthieu, d’après un original hébreu (il y avait déjà une traduction grecque, qu’il estimait médiocre).
Mais surtout sa grande oeuvre a été de réviser l’ancienne version latine de la Bible (13) (la Vetus
latina) : en fait, en ce qui concerne le Nouveau Testament, il a fait une nouvelle traduction en latin
(La « Vulgate »13), en s’appuyant sur un texte hébreu : cette traduction latine est donc aussi fort
utile. Il est important de rappeler que la précédente version latine, la Vetus latina était
« interpolée » : le texte du Notre Père donné par St Luc avait été « corrigé » en fonction de St
Matthieu. Il ne faut donc pas en tenir compte pour une bonne version latine du Notre Père : il faut s’en tenir strictement à la Vulgate.
Enfin, en ce qui concerne la version grecque de l’Evangile, il faut rappeler qu’il existe de très
nombreux manuscrits en grec, depuis le 4e siècle, mais de valeur inégale et avec de nombreuses
variantes. Le texte du Nouveau Testament établi pour l’imprimerie par Erasme au 16e siècle puis
imprimé par les Estienne (14), qui révisèrent son texte en s’appuyant sur d’autres manuscrits, et
réimprimé par les Elzévirs (15), est devenu le « textus receptus », c’est-à-dire le texte admis par tous et donc normatif. Mais il n’est pas de bonne qualité (par exemple, le Notre Père de Luc est interpolé : corrigé en fonction de Matthieu). C’est ce texte grec que l’on trouve dans la Bible polyglotte de Vigouroux (16), qui demeure malgré tout un instrument de travail très utile. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour avoir des éditions scientifiques de la Bible en grec. On dispose maintenant de très bonnes éditions (17) établies à partir des meilleurs manuscrits. Il existe aussi un instrument de travail très commode pour ceux qui ne lisent pas le grec couramment : le Nouveau Testament interlinéaire grec/français (18). Il faut donc faire attention lorsqu’on veut vérifier les termes du Notre Père sur le texte grec. Tandis que pour le latin, on peut faire confiance à la Vulgate.
(11) En fait, il s’agit de la bibliothèque d’Origène, qui avait trouvé refuge en Palestine, après s’être brouillé avec le
patriarche d’Alexandrie : elle était d’une exceptionnelle richesse. Eusèbe de Césarée l’utilisera.
(12). Les Nazaréens étaient une secte descendant des judéo-chrétiens ; ils étaient installés dans le région de Bérée, qui se trouve en Syrie, à l’Est d’Antioche.
(13) Jérôme révisa la traduction latine de la Bible, à Béthléem, à partir de 386, à la demande du pape de Rome Damase.
On l’a appelée par la suite la « Vulgate » (de vulgatus : habituel, ordinaire, répandu ; on pourrait dire « courante »).
(14) Robert et Henri Estienne, imprimeurs français célèbres du 16e s. : ils révisèrent le texte d’Erasme en s’appuyant sur
d’autres manuscrits .
(15) Les Elzévirs : dynastie célèbre d’imprimeurs hollandais du 16e s. et surtout du 17e s.
(16)La Bible polyglotte de Vigouroux (8 vol., 1900-1909) est un instrument de travail remarquable (textes hébreu, grec,
latin et français de toute la Bible), mais dont le texte grec est peu fiable : le texte du NP de Luc est interpolé.
(17)Il y eut 2 éditions célèbres à la fin de 19es. : celle de Tischendorf (+1874) et celle de E.Nestle (+1913). Il y a maintenant une édition scientifique, qui reprend les travaux de Nestle : Novum Testamentum, graece et latine/Nestle-
Allard.- Deutsche Bibelgesellschaft.-3e éd. Corr.1997.-810 p. ; in-12°. C’est celle qu’il faut utiliser.
(18) de Maurice Carrez, avec la collab. de G. Metzger et L. Baby, Alliance biblique universelle, 1993.- 1187 p.; in- 12°.

6-La structure et l’ordonnancement du Notre Père
La structure est absolument remarquable. Elle est double : objective (liée à la syntaxe, à la forme du texte) et subjective, reflétant l’intention de l’Auteur divin.
a- Structure objective :
– une adresse, ou invocation initiale (à qui s’adresse-t-on ?)
– 7 demandes (comme les 7 jours de la création, les 7 dons du Saint-Esprit)
. 3 demandes à caractère théologique (concernant Dieu)
. 4 demandes à caractère spirituel, concrètes (concernant nous, les Hommes)
– [une doxologie conclusive, mais probablement pas d’origine]
b- Structure subjective : 2 triades et une dyade [= 8, symbole du Royaume de Dieu]
– 1ère triade : théologique : confesse la Divine Trinité (adresse + les 2 premières demandes)
– 2e triade: ecclésiologique : la Vierge-Eglise, l’eucharistie, la fraternité par la remise des dettes
(3e, 4e et 5e demandes).
– une dyade eschatologique : – le combat spirituel (contre la tentation) (6e et
– la victoire finale de Dieu sur Satan. 7e demandes)
c- La forme littéraire hébraïque
Le P. Carmignac voit dans le texte hébreu une composition littéraire remarquable : le Notre
Père est un poème parfaitement structuré et composé selon un plan précis. Il y a deux strophes
qui comportent chacune cinq stiques (versets). Chaque stique ne contient que les termes
indispensables : il y a une densité absolue [c’est à peu près la même que l’on trouve dans les
paraboles]. Il note un « chiasme antithétique » (qui est un procédé littéraire hébreu) qui oppose
« Père nôtre », au début du poème, au « Malin », à la fin du poème.
Ces procédés littéraires avaient pour objectif une mémorisation facile par les auditeurs. C’était
pédagogique : on est dans un style oral (cf. Marcel Jousse). C’est comme « dans la fraîcheur
poétique des paraboles » (Carmignac).
La structure que le P. Carmignac y décèle est originale et intéressante : dans la 1ère partie (les 3
premières demandes), l’Homme pense à Dieu ; dans la 2e partie (les 4 demandes suivantes),
l’Homme demande à Dieu de penser à lui.
Nous allons maintenant aborder l’analyse du Notre Père, verset par verset. L’objectif est de
comprendre le sens réel de la prière et d’essayer d’en améliorer la traduction française (dans le but de pouvoir prier ensemble).
Chaque fois que l’on se trouve devant une difficulté, il faut se poser trois questions :
– quel était le texte d’origine (la source) ?
– quel en est le sens réel ?
– comment le rendre le mieux possible en français ?
Il y a actuellement trois traductions françaises en jeu :
– la traduction de l’Evêque Jean et de l’ECOF, qui existe depuis 1945 et qui, jusque vers les
années 2000, était la meilleure.
– la traduction dite oecuménique de 1966, soi-disant acceptée par toutes les confessions, mais qui
est en fait plutôt d’inspiration protestante et qui est la plus mauvaise de toutes depuis le 16e siècle.
– la traduction de la Fraternité orthodoxe (russe), élaborée vers 2004 et recommandée par l’AEOF
et qui est nettement meilleure que la précédente, mais qui comporte des difficultés graves.

Mon point de départ sera la traduction de l’Evêque Jean. Au fur et à mesure, je proposerai des
changements ou des variantes. Je reviendrai en détail sur ces différentes traductions dans la 3e partie de mon exposé (en III.1 et 2).

II- Le contenu du Notre Père et les propositions de traduction
A- L’adresse ou invocation initiale : « Notre Père qui es aux Cieux ».

1- A qui s’adresse-t-on ? A Dieu le Père.

Le Fils, Jésus-Christ, rapporte toujours tout au Père, à Son Père, la source unique. Tout est du Père,
tout vient du Père. Le Christ ne cesse de dire : Je ne dis rien de Moi-même, Je ne fais rien de Moi-même,
les oeuvres que J’accomplis sont les oeuvres du Père…

Le Fils se tient dans une obéissance parfaite : Il respecte totalement l’hypostase du Père. Et Lui, notre didascale divin, nous initie à ce comportement spirituel. Il nous apprend à tout rapporter à Dieu et à nous tourner non vers un principe philosophique, un concept, mais vers une personne, une hypostase de la Divine Trinité, le Père, comme Lui-même le fait.
Et ce Père, Il ne nous apprend pas à lui dire « mon Père », comme s’Il était en particulier mon Père à moi, mais Il nous apprend à Lui dire « notre », notre Père, Père de nous. « Nous », c’est nous tous, toute l’humanité. C’est d’abord, bien entendu, tous les Chrétiens, tous ceux qui sont baptisés en Christ, sauvés par le Christ (cf. St Cyprien et Origène qui, dans leur commentaire du Notre Père, citent l’Evangile de Jean : « Mais à tous ceux qui l’ont reçu, Il a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu, à ceux qui croient en Son Nom », Jn 1/12). Mais, in fine, ce « nous » est appelé à devenir toute l’humanité. C’est une prière ecclésiale et non personnelle.
Mais pourquoi pouvons-nous dire « notre Père » ? Si le Christ nous révèle, nous permet de dire
« notre Père », c’est parce que Lui, le Fils du Très-haut, s’est incarné et donc que nous sommes Ses frères selon la nature humaine. Mais nous ne sommes pas fils du Père de la même façon que Lui.

Il dira : « Je retourne vers Mon Père et votre père » (Jn 20/17). Lui seul peut dire « mon père » parce qu’Il est fils selon la nature, et fils unique. Nous, nous sommes fils par adoption, parce que nous sommes frères du Christ selon la nature humaine et adoptés par le Père : nous avons reçu l’Esprit d’adoption, parce que nous avons reçu Son Fils et cru en Lui. C’est le Christ qui nous fait entrer dans la famille divine. Nous ne pouvons dire « notre Père » que « en Christ », comme le souligne Ste Thérèse d’Avila dans son Explication du Notre Père (1562-1568). Et « nous », nous sommes nombreux : nous sommes des milliards.
Si nous pouvons dire « notre Père », cela signifie que nous sommes devenus fils de Dieu, enfants de Dieu : nous existons, non par nous-mêmes, mais en tant qu’enfants du Père. Appeler Dieu « Père » implique immédiatement un lien intime avec Dieu, une proximité ; c’est aussi un lien structurant, parce qu’un père est aussi un modèle. Cela signifie donc que nous sommes tous frères car nous avons le même Père. Le Christ dit : « vous êtes tous frères…..car votre Père céleste est unique » (Mt
23/8-9).

2-Et ce père n’est pas un père terrestre : Il est céleste.

L’expression « qui est aux Cieux » n’est pas facile. Le texte grec est : «o en tois ouranois » (le dans
les Cieux). Notre expression « qui est aux cieux » est un décalque (19) du latin      (« qui es in caelis »).
Comme l’ont souligné beaucoup de Pères de l’Eglise, le Père n’est pas localisé quelque part, il
n’habite pas dans les étoiles. « Cieux » doit être pris dans un sens symbolique. Ce terme a deux
sens :
-Ce qui est élevé, en-haut, dans les tabernacles célestes, les sphères angéliques, et plus encore, ce qui est totalement transcendant, la « ténèbre incréée », inaccessible. Ce terme s’oppose à terrestre,
visible… Le Royaume de Dieu est aussi appelé « Royaume des Cieux ».
-Comme le souligne l’Evêque Jean, il signifie aussi ce qui est intérieur, ce qui est dans la profondeur de notre être, opposé à l’extérieur, au corporel et même au psychique : c’est ce que les Orthodoxes appellent le « coeur » de l’homme, et qui est d’ordre spirituel. Dieu habite en nous   (« le Royaume est
en vous »[grec : à l’intérieur de], Lc 17/21).
L’élévation et l’intériorisation sont nécessairement liées.
« Aux Cieux » ou pire « dans les cieux » n’est pas une très bonne traduction, parce qu’elle évoque un lieu (les étoiles). Le vrai sens est « des Cieux » ou « céleste ». Carmignac propose : « Père des
Cieux ». Il explique que cette expression ne serait pas possible en hébreu, car la syntaxe hébraïque impose : « Père, celui des Cieux ». En fait la phrase grecque est un décalque de l’hébreu. Le mieux serait incontestablement : « notre Père céleste ». L’expression « Père céleste » est souvent employée par le Christ (« votre Père céleste »). Chez St Matthieu, il y a 7 fois « Père céleste » dans la bouche du Christ (Mon ou votre). Carmignac regrette que le traducteur grec n’ait pas plutôt pris cette expression, qui eût été plus exacte. Par ailleurs, il souligne qu’il n’eût pas été possible de dire seulement « notre Père », parce que chez les Juifs contemporains du Christ, cette expression désignait Abraham (« Abraham notre père ») : il fallait pouvoir distinguer les deux sans ambiguïté. La seule difficulté est que la bonne traduction (Père céleste) est contraire aux habitudes, et dans de nombreuses langues !
Père céleste s’oppose à père terrestre. Si notre vrai père est céleste, cela implique que les autres
paternités, terrestres, soient relatives (Origène, St Maxime le Confesseur). D’ailleurs, le Christ dit :
« N’appelez personne « père » sur la terre, parce vous n’avez qu’un père, le Père céleste » (Mt 23/9, cité par Tertullien).
En grec comme en latin, et dans la plupart des langues sauf le français, « Père » vient en premier
(« Pater êmôn », « Pater noster », « Otche nach », « Tatàl nostru »…), parce que le Père est source, Il est Père en soi. En fait la prière commence par « Père de nous », Père nôtre. Mais le français ne permet pas cette construction : nous sommes donc pratiquement obligés de dire « notre Père ».
La plupart des Pères de l’Eglise soulignent l’audace d’une telle invocation. Jamais aucun homme
n’aurait pu, n’aurait osé, de lui-même, appeler Dieu son père. Car appeler Dieu « Père », c’est être
fils de Dieu. Mais c’est Dieu Lui-même qui nous apprend à l’appeler « Père ». Dans la plupart des
préfaces liturgiques au Notre Père, on retrouve le terme « oser » (« nous osons dire : »).
(19) Très souvent, lorsqu’on traduit des textes bibliques ou liturgiques de langues « sacrées » (hébreu, grec, latin, slavon)
en langues vernaculaires, on fait un décalque de l’original, par respect pour ce dernier, mais cela en fausse parfois le sens et c’est souvent peu littéraire, car, outre le problème de la polysémie des termes, les règles syntaxiques ne sont pas les mêmes dans toutes les langues. Il en résulte parfois des textes incompréhensibles (un exemple parmi d’autres : la
traduction en français des canons des matines byzantines, à partir du grec ou du slavon, frise parfois l’absurdité, parce que la syntaxe française est ignorée). Carmignac démontrera que la principale raison de l’incompréhensibilité de la 6e demande du Notre Père (la tentation) provient d’une erreur de traduction, basée sur une erreur de syntaxe.

B- Les 7 demandes
B1 – Les 3 premières demandes, à caractère théologique (concernant Dieu).
En préambule, il faut préciser que plusieurs Pères estiment que « sur la terre comme au Ciel » ne
se rapporte pas seulement à « Que Ta volonté soit faite », mais aussi aux deux demandes précédentes
(Origène, St Cyprien de Carthage, St Cyrille de Jérusalem). L’Evêque Jean et le P. Carmignac le
pensaient aussi et j’y adhère pleinement. Mais la traduction est alors un peu plus difficile, de même que la diction. Voici la proposition de Carmignac :
« Notre Père des Cieux,
Que, sur terre comme au Ciel,
Ton Nom soit glorifié
Ton Règne arrive
Ta volonté soit faite ».
Cette formule fut recommandée par le Catéchisme du Concile de Trente (1566), mais cela est resté lettre morte chez les Catholiques-romains. Elle a été adoptée par l’Eglise anglicane en 1902-1903.
[L’expression « sur la terre comme au Ciel » comporte une difficulté syntaxique, donc de traduction, que j’aborderai plus loin, avec la troisième demande]
Je vais donc commenter les trois premières demandes dans ce sens.
1ére demande : « Que Ton Nom soit sanctifié [sur la terre comme au Ciel] »
Il y a d’abord deux termes difficiles à comprendre, sur lesquels nous devons nous arrêter : Nom et
sanctifié.
a- Le « Nom »
« Père » est plutôt un caractère hypostatique qu’un nom. Le « nom » est une notion très importante
dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Le nom n’est pas la personne, mais il exprime ce qu’elle est : « il nous met en contact avec la réalité profonde de la personne : il permet d’entrer en relation, en communion [avec elle]. Le nom est la révélation [de la personne] » (Evêque Jean)(20).

Il nous initie au mystère de la personne. Dans l’Ancien Testament, souvent Dieu s’identifie ou est
identifié à Son nom (« Pour la Gloire de Ton Nom »). Or le Christ dit : « Nul ne connaît le Père,
sinon le Fils » et : « Qui M’a vu, a vu le Père ». Il est Celui qui nous révèle les pensées du Père, qui
nous montre le Père, qui Le manifeste. « Ton Nom » s’applique à Celui qui révèle le Père et qui
est Son image parfaite, le Fils, Jésus-Christ. Le Christ dira dans le discours qui suit Son Entrée à
Jérusalem : « Père…..Glorifie Ton Nom » (Jn 12/28), et dans Son « dernier discours »
: « Père…glorifie Ton Fils… ;…glorifie-Moi auprès de Toi-même de la gloire que j’avais auprès de
Toi avant que le monde fût » (Jn 17/1 et 5). Le Christ dira aussi : « En Mon Nom, ils chasseront les démons… ». Le Nom est porteur de la puissance divine. Et par la suite les Apôtres se réfèreront
constamment au « Nom » [de Jésus] : ils souffriront « pour le Nom ». St Paul dira : « Qu’au Nom de Jésus, tout genou fléchisse…. » (Phil 2/10). St Maxime le Confesseur dit : « Car le Nom de Dieu le Père, ce nom qui existe dans l’essence même, c’est le Fils unique » (Commentaire sur le Notre Père).
L’Evêque Jean dit : « le Nom désigne l’oeuvre du Fils »(21).
(20) Technique de la prière, p. 124-125.
(21) Technique de la prière, p.121

b- « sanctifié »
Au plan étymologique, cela signifie : faire saint. C’est une expression très difficile à comprendre.
« Saint » : en latin (sanctus) et en grec (aghios) ce terme synthétise toutes les qualités et tous les
attributs de Dieu. En hébreu (qâdésh), c’est encore beaucoup plus fort : c’est « le tout-autre », séparé
de tout ; il exprime la transcendance absolue du Créateur, qui est, par nature, incréé.
Dieu est toujours saint : Il est saint en Lui-même. Comment pourrions-nous le « faire saint », le
sanctifier ? On voit que, dans l’Ancien Testament, le terme est ambivalent : « ils sanctifieront Mon Nom » (Is 29/23), ce qui veut dire : ils vénèreront le Dieu d’Israël, et : « Je sanctifierai Mon Grand Nom (Ez 36/23), ce qui veut dire : Je ferai rayonner Ma gloire.
Les Pères de l’Eglise l’ont interprété de deux façons :
– ils l’assimilent à « glorifier » (St Jean Chrysostome) en rappelant la liturgie céleste et le chant des Séraphins (le Sanctus) : Que le Nom de Dieu soit glorifié sur la Terre comme Il est glorifié dans le Ciel par les Anges. C’est aussi l’opinion de l’Evêque Jean.
– une majorité de Pères pensent : que Ton Nom soit sanctifié en nous. Le Nom de Dieu a été profané
par notre péché (St Paul : « Le Nom de Dieu est blasphémé à cause de vous parmi les nations », Ro 2/24, citant Is 52/5). Nous devons le sanctifier en devenant saints (St Pierre Chrysologue, St Jean Cassien, Augustin d’Hippone)
Les deux interprétations ne sont pas contradictoires. Nous pouvons synthétiser en disant : que Celui qui Te révèle sur la Terre, Te manifeste, Jésus-Christ, soit adoré comme étant Ton Fils, soit reçu comme « le Saint de Dieu », et que nous nous conformions à Lui, en devenant nous-même des saints.
C’est le fait que nous nous conformions au Fils de Dieu qui glorifie le Père (cf. : « afin que, [les
hommes] voyant vos bonnes oeuvres, glorifient votre Père céleste », Mt 5/16). Il y a une phrase du Christ qui correspond exactement à cette 2e demande : « Tout ce que vous demanderez en Mon Nom,
Je le ferai, de sorte que le Père soit glorifié dans le Fils » (Jn 14/13).
« Que Ton nom soit sanctifié sur la terre comme au Ciel » : Oui, le Nom du Christ est sanctifié dans les Cieux. Nous en avons de nombreux témoignages, notamment dans les Psaumes et dans le Canon des Matines de l’Ascension : nous voyons les anges acclamer le Fils de l’Homme « qui s’élève comme une offrande » : ils s’écartent en applaudissant et exultent, bien que ne comprenant pas l’incarnation du Verbe qui dépasse leur intelligence, ils Le glorifient pour Son ineffable bonté envers la brebis perdue, l’Homme déchu, pour Son courage dans Sa Passion, pour Son obéissance admirable envers Son Père. Et nous voyons aussi dans l’Evangile que, après la tentation au désert, les anges, qui étaient muets d’admiration devant le Christ pendant qu’Il résistait victorieusement à Satan dans la faiblesse de Sa nature humaine, viennent Le servir avec respect. Nous demandons au Père céleste que Son fils soit glorifié sur la terre, par nous, comme Il l’est déjà dans les Cieux par les anges.
Aussitôt après nous être tournés vers le Père –la source unique- Celui-ci nous renvoie vers Son Fils.
Il nous dit : « confessez Mon Fils ».

2ème demande : « Que Ton règne arrive [sur la terre comme au
Ciel] »
-Dieu est Roi. Le Christ parle très souvent du Royaume de Son Père, du Royaume des Cieux
(l’expression «le Royaume de Dieu » se trouve plus de 130 fois dans le Nouveau Testament). Un roi est une personne, qui a un lien personnel avec chacun de ses sujets. Comment Dieu règne-t-Il ? Le Christ nous indique clairement que Son Royaume est céleste (« Mon Royaume n’est pas de ce monde ») et intérieur (« Le Royaume est en vous…. », Lc 17/21 ; « Si quelqu’un M’aime, il gardera
Ma parole, et Mon Père l’aimera : nous viendrons en lui et nous ferons notre demeure chez lui », Jn 14/23). Ce royaume est donc exclusivement spirituel : il est céleste et spirituel (et non terrestre et matériel).
Or Celui qui vient en nous est l’Esprit-Saint, Celui qui remplit tout, pénètre tout, sonde tout. Tout est en Lui. Le Père céleste règne par Son Esprit-Saint qui habite en nous. « Le règne désigne
l’oeuvre de l’Esprit »(22). Ceci est confirmé par un fait qui est presque anecdotique, circonstanciel : de nombreux Pères de l’Eglise témoignent du fait que dans leur Evangile de St Luc, il y avait la phrase :
« Que Ton Esprit-Saint vienne sur nous… ». St Grégoire de Nysse l’affirme trois fois, Tertullien y
fait allusion (Contre Marcion), Evagre le Pontique en parle. On suppose que cela figurait dans
l’Evangile de Luc retouché par Marcion. St Maxime le Confesseur, à la suite de St Grégoire de
Nysse, dit : « Et le Royaume de Dieu le Père, ce Royaume qui existe dans l’essence même, c’est
l’Esprit-Saint » (Commentaire sur le Notre Père).
« Que Ton règne arrive sur la terre comme au Ciel » : oui, le Règne de Dieu est déjà une réalité dans
le Ciel, le monde angélique ; l’Esprit-Saint habite dans chaque incorporel, le meut, l’inspire, le
conduit. Nous demandons qu’il en soit ainsi sur terre, dans le coeur des Hommes.
-Arrive ou vienne ?
Le sens est à peu près le même. Dans les anciennes traductions françaises de la Bible, on a utilisé
« vienne » ou « advienne » parce qu’on a copié le latin (adveniat). La première mention de            « arrive »
date du 17e siècle (le Maître de Sacy, en 1667). Et, à partir du 19e siècle, « arrive » sera prédominant.
« Vienne » a été remis en vogue par la traduction oecuménique du Notre Père (1966). Le P.
Carmignac fait une remarque intéressante : « vienne » est plus eschatologique (retour du Christ à la fin des temps) ; « arrive » signifie que c’est déjà commencé et que nous demandons que cela
aboutisse (arriver signifie : toucher à la rive). On peut ajouter que « arrive » est plus euphonique que« vienne ». Je suis sensible à l’argumentation de Carmignac : je préfère « arrive », mais je ne me battrais pas pour cela. C’est le seul terme que je concèderais à la version dite oecuménique.
Aussitôt après nous avoir demandé de confesser Son Fils, le Père nous dit : recevez Mon Esprit. Le Notre Père est une prière trinitaire : elle nous met en relation successivement avec le père, le Fils et le Saint-Esprit.

3ème demande : « Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel »

Après être entrés en relation avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit, unique Dieu en trois personnes,
nous allons pouvoir aborder le mystère de l’Eglise avec l’obéissance à la volonté divine. L’Evêque
Jean fait remarquer qu’on ne peut pas aborder cette nouvelle étape spirituelle sans avoir parcouru, accompli, les trois étapes précédentes. On ne peut obéir à Dieu qu’après avoir vécu ces trois périodes ou degrés. Comme il le souligne, à la suite de certains Pères, il y a un « ordo » du Notre Père, qui est un chemin spirituel et qui est en harmonie avec ce qui était proposé à Adam et Eve dans le jardin d’Eden : il fallait d’abord qu’ils entrent dans une communion plénière avec la Divine Trinité en apprenant à ressembler à Dieu par un bon usage de leur liberté, avant de regarder vers le monde créé.
(22) Evêque Jean : Technique de la prière, p. 121.

Mais ils ont fait l’inverse : inspirés par Satan, ils ont voulu connaître les antinomies du monde en
premier : ils se sont alors trouvés « nus » dépouillés du vêtement de la Lumière divine, plus proches
du non-être que de l’Être. Le Notre Père restaure la vraie hiérarchie des valeurs : il nous apprend à faire le chemin que nous avons refusé de faire en Eden. Voilà pourquoi il est le chemin et la porte du Royaume de Dieu.
-Avant d’aborder le contenu de cette 3ème demande, il faut d’abord se pencher sur un problème
philologique important mis en évidence par le P. Carmignac, concernant le terme volonté. L’hébreu
et le grec distinguent bien entre l’action de vouloir, la faculté de vouloir (en grec thélêma) et l’objet voulu, c’est-à-dire le but recherché (en grec : thélêsis. Dans les textes hébreu et grec, il s’agit bien de
l’objet voulu, la finalité (thélêsis). Tandis qu’en latin comme en français, il n’y a qu’un seul terme :
voluntas et volonté. Or en français, « volonté » a une valeur impérative (je veux : j’exige). Mais ce
n’est pas du tout le sens. Paul Capderoque(23) en 1929, a bien montré qu’il vaudrait mieux dire: « Ton bon vouloir ». Marcel Jousse disait : « vienne le vouloir de Toi ». « Ton bon vouloir » est à
rapprocher de : « Oui, Père, car tel a été Ton bon plaisir » (Lc 10/21). Le sens serait plutôt : « Que
Ton désir se réalise ». Je vais un peu plus loin : « Que Ton plan divin s’accomplisse ».
-Carmignac fait aussi remarquer que le temps du verbe est important. Il n’est pas dit : « que Ta
volonté se fasse », ce qui aurait un caractère plus impératif, mais le verbe grec est au passé : « que Ta volonté soit faite », ce qui est beaucoup plus vague : cela permet donc d’inclure les deux volontés :
l’action de la grâce et l’adhésion libre de l’homme, c’est-à-dire la synergie. S’il y avait le présent, la
notion de synergie disparaîtrait.
-Il y a une illustration de tout cela –ou plutôt un modèle- dans l’Evangile. Le Christ dira à
Gethsémani : « Que soit faite non pas Ma volonté mais la Tienne » (Lc 22/42) et chez St Matthieu :
« Que Ta volonté soit faite » (Mt 26/42). Il avait dit aussi, avant : « Ma nourriture est de faire la
volonté de Celui qui M’a envoyé » ( à Ses apôtres, lors de la rencontre avec la Samaritaine, Jn 4/34).
Et Il précisera peu après, à la foule et à Ses disciples après la multiplication des pains, ce qu’est la
volonté de Dieu, Son Père : « Je suis descendu du Ciel pour faire, non Ma propre volonté, mais la
volonté de Celui qui M’a envoyé. Or la volonté de Celui qui M’a envoyé, c’est que Je ne perde aucun de ceux qu’Il M’a donnés, mais que Je les ressuscite au dernier jour. Telle est en effet la volonté de Mon Père : que quiconque voit le Fils et croit en Lui ait la vie éternelle, et Moi, Je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6/39-40). « Cette volonté du Père, c’est Son règne, en tous et en tout ; et Son règne
doit procurer toute gloire à Son Nom » dit Carmignac.
-Cette volonté du Père est effectivement faite dans le Ciel par les anges, qui se tiennent dans une
obéissance totale à Dieu. Nous demandons au Père que Sa volonté soit faite sur la terre par les
hommes, comme elle est faite au Ciel par les anges.
-Il y a deux icônes de la mise en pratique de la 3e demande : la nouvelle Eve et le nouvel Adam.
Nos premiers pères, Adam et Eve, ont sciemment désobéis à Dieu, c’est-à-dire qu’ils ont fait leur
propre volonté (ou plutôt celle de Satan) et non celle de Dieu. Marie la Théotokos rachète Eve en
faisant la volonté de Dieu : c’est grâce à Son obéissance que le Fils de Dieu a pu s’incarner.
Et Lui-même, Jésus-Christ, le Nouvel Adam n’a pas fait Sa propre volonté mais celle de Son Père
(cf. ci-dessus). En tant que Fils, Il a obéi à Son Père, et en tant qu’Homme, Il a obéi à Dieu.
En Christ, la volonté humaine se soumet librement à la volonté divine dans une synergie parfaite.
(23) Paul Capderoque. -L’Oraison dominicale. -1929. -in Etudes Théologiques et Rel. IV, 1929.

L’Evêque Jean précise : « Que Ta volonté soit faite » est à l’opposé de la résignation, elle renferme le mouvement d’une volonté humaine active, qui veut et choisit la volonté de Dieu comme meilleure pour elle… [Il ne s’agit] pas d’une passivité devant Sa puissance, mais d’une confiance en Sa
bonté… Ma volonté et Ta volonté ne sont [plus] qu’une volonté : une synergie, une » (24). Et il ajoute :
« La volonté désigne la communion des saints, la Vierge Marie ayant répondu à l’Archange Gabriel :
que Sa volonté soit faite »(24).
Je voudrais raconter une belle histoire pour illustrer ce propos. Lorsque l’évêque Jean arrivait dans sa cathédrale, il avait l’habitude de faire un détour par le bas-côté gauche pour y vénérer la Mère de Dieu : il y avait là une statue de la Vierge Marie, qui provenait des Vieux-catholiques, anciens propriétaires du lieu, et qui avait été conservée, mais que l’on revêtait d’un grand manteau (le « manteau de la vierge »). Un soir, il s’arrête devant la statue et demande à la Théotokos : quelle prière dois-je te faire ? (sous-entendu : qu’est-ce qui toucherait ton coeur ?). Une voix répond : le Notre Père. L’évêque obéit, puis il murmure : ne pourrais-je pas ajouter une prière pour toi, ô Vierge
Marie, Mère de Dieu ? La Vierge répond : Je suis dans le Notre Père. L’évêque : où ? La Théotokos :
« Que Ta volonté soit faite »(25).

-« Sur la terre comme au Ciel » : problème de syntaxe française.

Dans les textes hébreu, grec et latin, l’expression littérale est : « Comme au Ciel et [= ainsi] sur la
terre ». On nomme en premier le Ciel, le modèle, puis ce qui doit lui ressembler, la terre, en second.
Mais cette construction est impossible en français.

B2. Les 4 demandes à caractère spirituel, concrètes (concernant l’Homme).

4ème demande : « Donne-nous aujourd’hui notre pain substantiel [ou super-substantiel] »

Dans les trois premières demandes nous nous sommes préoccupés de Dieu, et maintenant, armés
spirituellement, nous allons demander des choses pour nous-même : quatre choses essentielles pour notre chemin spirituel, et le chemin spirituel de toute l’humanité : 1- la nourriture
2- le pardon
3- l’aide dans la tentation
4- la délivrance du démon.
Avec la 4e demande, nous abordons une des deux grandes difficultés posées par le Notre Père.
C’est la première fois que nous demandons au Père céleste quelque chose pour nous, et ce quelque chose est important puisqu’il s’agit de la nourriture, le pain, qui est le symbole même de la nourriture matérielle de l’humanité.
-De quel pain s’agit-il ?
Comment pourrions-nous demander à Dieu le pain matériel, la nourriture ordinaire du corps, alors
que le Christ n’a pas cessé de dire, durant toute Sa mission terrestre, que la nourriture et le vêtement
n’étaient pas primordiaux, mais que le plus important était de se préoccuper « du Royaume de Dieu
et de Sa justice » (tout le reste devant « être donné par surcroît »Mt6/33)26 et que Lui-même a dit :
« Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui M’a envoyé » (Jn 4/34 ; cf. ci-dessus, 3e
demande) ? Ce serait contradictoire.
(24) Technique de la prière, p.144-145 et p. 121-122.
(25) Idem, p.121
(26) Et le Seigneur dit cela dans Son discours inaugural, presqu’aussitôt après avoir révélé le Notre Père.

-Mais, pour comprendre la pensée exacte du Seigneur, il faut auparavant résoudre un problème qui est d’ordre textuel et philologique.
D’abord, il y a deux textes différents du Notre Père, avec des formulations différentes pour cette 4e demande, et surtout il y a un terme grec extrêmement difficile à comprendre et à traduire,
« épiousios », qui est le qualificatif du pain et qui se retrouve dans les deux textes. Mais St Jérôme, lorsqu’il révisa la traduction latine de la Bible, traduisit différemment en latin le même terme grec
épiousios :
-chez St Matthieu: “Panem nostrum supersubstantialem da nobis hodie”
– chez St Luc : « Panem nostrum quotidianum da nobis hodie ».
Le problème se complique pour nous les français (et tous les peuples latins) parce que le textus
receptus du Notre Père en latin, en tant que prière liturgique, a été pris majoritairement chez St
Matthieu, mais avec un emprunt à St Luc, qui est précisément le « pain quotidien » (il suffit de
vérifier dans un missel romain). Avant de trancher, il faut dire quelques mots sur St Jérôme et sur la bonne version du Notre Père.
St Jérôme était un grand savant, un philologue connaissant parfaitement le grec, l’hébreu et
l’araméen. Nous sommes certains que l’Evangile de Matthieu a d’abord été rédigé en hébreu et que St Jérôme a eu en main un manuscrit de cet Evangile « selon les hébreux ». Il dit lui-même qu’il a trouvé dans le texte hébreu le terme « mahar » qui signifie « de demain », ou « à venir », ce qui laisse la porte ouverte à une interprétation spirituelle. St Jérôme a retraduit en grec Matthieu, d’après l’hébreu (il existait déjà une traduction grecque), puis en latin.
St Luc était un intellectuel hellénisé, secrétaire de St Paul, et il s’adressait plus à un public hellénisé qu’à un public juif. Comme le fait remarquer Carmignac, il a souvent abrégé les versions se trouvant chez Matthieu et Marc et le Notre Père qu’il transmet n’est pas complet. De l’avis de tous les biblistes, la version complète est celle de St Matthieu. Il faut donc partir de cette base.
Or le terme utilisé par Jérôme pour traduire épiousios (qui est un terme grec rare, probablement créé
par les Evangélistes) en latin dans la version de Matthieu, est supersubstantiel, ce qui est instructif
par rapport au terme grec. Il y a depuis 2000 ans une discussion chez les Pères, puis les biblistes,
pour déterminer l’étymologie de épiousios. La majorité des Pères, depuis Origène (3e s.) a opté pour l’étymologie tirée du verbe être (ousios, participe présent du verbe eimi, être, qui a donné le
substantif ousia : l’essence, la substance, la nature, l’être). St Jérôme a opté pour la solution proposée par Origène. Et il a fait un décalque latin de épiousios en supersubstantialis : c’est ce qui est audessus, au-delà de la nature (en traduction littérale : surnaturel). Le pain qui dépasse la nature, qui est au-dessus de la nature, c’est le pain eucharistique. En effet, lorsqu’on y communie, il a bien l’apparence naturelle du pain, sa forme, sa consistance, son goût et pourtant il est le corps du Christ.
La nature physique, matérielle du pain est dépassée. Et lorsqu’on communie à la nature humaine du Christ, on communie à Sa nature divine, parce qu’Il est une seule personne, divine, en deux natures.
La plupart des Pères ont vu dans ce pain l’eucharistie, à une exception près, les Pères de l’Ecole
d’Antioche, qui ont toujours eu une vision littérale et formelle de l’Ecriture, alors que l’Ecole
d’Alexandrie avait une vision symbolique. Deux citations parmi beaucoup d’autres :
-Origène : « Le pain véritable est celui qui nourrit l’homme véritable, créé à l’image de Dieu, qui
élève celui qui s’en nourrit jusqu’à la ressemblance avec Son créateur ».
-St Pierre Chrysologue : « Nous devons demander, comme des enfants du Ciel, le pain du
Ciel… », et il ajoute cette phrase admirable : « Lui-même [Jésus-Christ] est le pain qui, semé dans la Vierge, levé dans la chair, pétri dans la Passion, cuit dans la fournaise du sépulcre, mis en réserve de l’Eglise, apporté aux autels, fournit chaque jour aux fidèles            une nourriture céleste »(27).
Certains Pères ont attribué au pain épiousios une valeur spirituelle et une valeur matérielle (par
exemple St Cyrille de Jérusalem : « Le pain matériel pour le corps et le pain eucharistique, ou
céleste, pour l’âme »).
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D’autres y ont vu aussi la Parole de Dieu qui nourrit l’Homme, tel Augustin d’Hippone, qui fait le
lien avec la phrase de l’Evangile, lorsque le Christ répond à Satan : « L’homme ne vivra pas de pain
seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4/4), en citant le Dt 8/3 : « il t’a fait manger la manne….afin de te faire savoir que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche de Dieu ». Ces interprétations seront reprises par les Réformés au 16e siècle, qui y verront seulement le pain matériel et la Parole de Dieu.
L’adverbe aujourd’hui (sêmeron) chez St Matthieu ou chaque jour (kath’êmeran) chez St Luc n’a
pas gêné les Pères, parce qu’ils insistent sur le fait que la communion eucharistique soit vitale et
qu’on doive communier chaque jour. Une citation parmi d’autres : St Cyprien de Carthage : « Notre pain de vie est le Christ….nous ne voudrions pas,….,alors que tous les jours nous recevons
l’eucharistie comme la nourriture de notre salut, à cause d’une faute grave, être obligés de nous
abstenir de la Communion ». Ils interprètent aussi parfois « aujourd’hui » dans le sens de « éternel »
(cf. « aujourd’hui, Je t’ai engendré » : comme on ne précise pas quel jour, c’est intemporel, et donc
éternel).
-Le rapprochement entre le pain épiousios et la manne confirme le sens de pain eucharistique.
Le terme hébreu vu par St Jérôme dans l’Evangile de St Matthieu est « léhèm » qui signifie plus que le pain : c’est toute la nourriture. Et, dans l’Exode, la manne est désignée 11 fois par le terme léhèm
(grec : artos ), dont 4 fois avec l’expression « pain des Cieux ». La manne était une nourriture
providentielle (qui tombait du ciel) de « chaque jour ». Or le Christ reprend les termes de l’Exode
sur la manne et Il se l’applique à Lui-même : après la première multiplication des pains, le
lendemain, la foule vient Le retrouver à Capharnaüm et il y a un long dialogue entre les Juifs et Jésus.
Le Seigneur compare et oppose la nourriture périssable (les pains) à la nourriture « qui demeure pour la vie éternelle, celle que le Fils de l’Homme vous donnera… » (Jn 6/27). Les juifs alors lui
demandent des signes en lui rappelant la manne : « Au désert nos pères ont mangé la manne ainsi qu’il est écrit : Il leur a donné à manger un pain qui vient du Ciel » [Ps 77 (78)/24]. Le Christ leur répond : « Amen, amen….ce n’est pas Moïse….mais c’est Mon Père qui vous donne le véritable pain du Ciel. Car le pain de Dieu, c’est Celui qui descend du Ciel et qui donne la vie au
monde….C’est Moi qui suis le pain de vie….Je suis le pain vivant qui descend du Ciel. Celui qui
mangera de ce pain vivra pour l’éternité… ». Puis Il parle ouvertement de « manger Sa chair » et
« boire Son sang », ce qui fait fuir les gens (Jn 6/30-58).
Le pain épiousios est bien le pain céleste, donné par le Père, le Christ dans Son Corps et Son sang
eucharistiques. Il est la manne éternelle.
-Nous pouvons ajouter un témoignage liturgique : dans toutes les liturgies de l’Eglise le Notre Père
fut placé entre la fin du Canon (la post-Epiclèse) et la Communion, en tant que rite introductif à la Communion.
(27)Sermon 67 de St Pierre Chrysologue, Archevêque de Ravenne (ca 380-ca 450), qui faisait d’admirables homélies.

-Problème de traduction

La meilleure traduction jusqu’à ces dernières années était celle de l’Evêque Jean : « Donne-nous
aujourd’hui notre pain substantiel ». Ce terme a probablement été pris chez St Ambroise de
Milan, dont les écrits sont précieux pour la liturgie (28). Citons un passage du De Sacramentis : « …Il dit pain épiousios, c’est-à-dire substantiel [substantialem]. Ce n’est pas ce pain qui entre dans le corps, mais ce pain de vie éternelle qui réconforte la substance de notre âme » (V, 24). On peut
ajouter que St Jérôme cite deux fois cette traduction latine dans son oeuvre.
La traduction dans les Missels romains était, jusqu’à Vatican II : « notre pain quotidien » ou « de
chaque jour ». La traduction oecuménique du notre Père de 1966, d’inspiration protestante, est :
« notre pain de ce jour », interprétation de kath’êmeran. La traduction de la Fraternité russe est :
« notre pain essentiel ». Ce n’est pas mieux que substantiel (d’autant plus que ce dernier est attesté chez les Pères latins) et on peut reprocher que ce terme soit pris ici, non dans une acception théologique, mais dans un sens courant, ordinaire, ce qui est un appauvrissement.
Le mieux serait « notre pain supersubstantiel », qui est exact théologiquement et conforme au texte latin de St Matthieu. Mais il a un inconvénient : il est un peu technique et difficile à prononcer. C’est pour ces raisons que je propose « notre pain suressentiel (29) », qui est l’équivalent, latin, théologique et plus facile à dire.

5ème demande: « Et remets nous nos dettes comme nous aussi nous les remettons à nos débiteurs »

Cette 5e demande ne pose pas de problème de compréhension, parce qu’elle correspond exactement à
l’enseignement du Seigneur, mais pose quelques problèmes de terminologie entraînant de très
mauvaises traductions.
D’abord, il y a deux textes différents, chez St Matthieu et chez St Luc :
– Matthieu : les dettes (grec : opheilêmata ; latin : debita)
(repris dans le textus receptus liturgique grec et latin)
– Luc : les péchés (grec : amartias ; latin : peccata.)
Selon Carmignac la forme primitive est certainement celle de St Matthieu en raison du parallélisme
dettes/débiteurs (opheilêmais, debitoribus). Cette dualité de termes est intéressante et, selon certains
Pères, permet de mieux comprendre le sens. Dans le texte araméen (syriaque) on trouve : « la dette de nos péchés ». Le Christ présente le péché comme une dette envers Dieu. Le péché, comme le mal, n’a pas d’existence en soi : il est une réalité négative (Carmignac), un manque, une déficience de bien, une déficience de ressemblance à Dieu. Dieu nous a tout donné : Il nous a donné Son image et l’aptitude à la ressemblance. Lorsque nous refusons d’unir notre volonté à Sa grâce pour Lui
(28) Je pense que cet emprunt a été fait à St Ambroise en raison de la familiarité que l’Evêque Jean avait avec son oeuvre :
c’est en effet grâce au De Sacramentis d’Ambroise qu’il a pu restaurer les paroles de l’Institution de l’ancien rite des
Gaules. A l’époque antique, le Canon était secret et il ne se trouve écrit nulle part dans les missels-sacramentaires galloromains.
Mais on le trouve textuellement dans la catéchèse mystagogique qu’est le De Sacramentis. Or le rite d’Italie du
Nord, dit « ambrosien », est de la famille liturgique du rite des Gaules.
(29) Dans son cours sur la prière, l’Evêque Jean dit : «…notre pain substantiel (ou supra-essentiel)» (p.149). Or « supraessentiel
» et « suressentiel » sont exactement les mêmes termes, avec des graphies différentes. Je n’ai découvert cela
qu’après avoir fait la proposition de « suressentiel ».

ressembler, nous avons une dette envers Lui, car nous n’avons pas fait fructifier Son don (cf. la
parabole des Talents) (30). Il nous a confié un trésor et nous ne lui en rendons pas les fruits. La notion
de « dettes » est beaucoup plus large que celle de « péché », car elle comprend tous les péchés par
omission, c’est-à-dire le bien que nous n’avons pas fait (d’ailleurs, c’est là-dessus que nous serons
jugés au Jugement dernier : le Christ dira aux réprouvés : vous n’avez pas accompli le dessein de
Dieu, vous n’avez pas fait la volonté de
Mon Père…). C’est l’enseignement constant du Christ, notamment dans la parabole du Débiteur
impitoyable : le Christ nous présente l’Homme pécheur comme un débiteur insolvable et Dieu
comme un créancier compatissant. Tous les hommes ont péché en Adam et tous sont débiteurs du
Père céleste. Si Dieu ne nous remettait pas gratuitement nos dettes, s’Il ne nous pardonnait pas
gratuitement, plus rien n’existerait : il n’y aurait plus d’humanité, ni même de création. Lorsque le
Christ nous apprend à demander au Père céleste qu’Il nous remette nos dettes, Il nous apprend à
demander pardon. Cette 5e demande suppose en effet la reconnaissance de la faute et la demande
de pardon. Mais Il pose une condition à ce pardon : la réciprocité. C’est le thème central de la
parabole du Débiteur impitoyable. Ce que nous demandons pour nous-même, nous devons
impérativement l’appliquer aux autres, à nos frères : comporte-toi comme Dieu vis-à-vis de ton frère.
Le Christ insiste énormément sur cet aspect. Dans les textes grec et latin, il y a une conjonction
très forte :
– St Matthieu : grec : ôs kai êmeis ; latin : sicut et nos (nous aussi)
– St Luc : grec : kai gar ; latin : siquidem et ipsi (puisque nous-mêmes ou si vraiment nous-mêmes)
Puisque c’est la formule de St Matthieu qui est dans le textus recepus, il faut la rendre par « nous
aussi ». Cette formulation exacte en français apparaît pour la première fois en 1644 chez le réformé
Jean Diodati et sera ensuite reprise par les Protestants.
St Luc insiste d’ailleurs sur « nos débiteurs » en ajoutant : « panti opheilonti » ; « omni debenti » :
tous nos débiteurs.
-dans certains manuscrits grecs, le second verbe est au passé (un aoriste), ce qui signifie : comme
nous aussi avons remis à nos débiteurs… ». Mais le textus receptus liturgique, grec comme latin, a
conservé le présent.
– Quel est le sens profond, spirituel ? St Cyprien rappelle la parabole du Débiteur impitoyable : « le
débiteur impitoyable perd le pardon déjà acquis… », parce qu’il n’a pas agi comme son maître. Cela
nous indique que le pardon n’est ni formel, ni juridique : on ne peut le recevoir que si l’on change.
Origène rappelle le passage de l’Evangile où Pierre interroge le Christ sur le nombre de fois où il
doit pardonner : « Si 7 fois le jour, dit le Seigneur, ton frère pèche contre toi, et que 7 fois il revienne
à toi en disant : je me repens, tu lui pardonneras ». Le pardon n’est pas automatique : « s’il se
repent » dit le Seigneur (Lc 17/3). Cela vaut aussi pour nous, par rapport à Dieu. Dans la parabole du
Débiteur impitoyable, le Maître (Dieu) dit à ce dernier : « je t’avais remis ta dette parce que tu m’en
avais supplié… ». Il y a eu une demande de pardon. Mais ce pardon envers le prochain est quasiment
illimité (7 x 70 = 490 fois). Cela signifie que, comme Dieu, nous devons toujours ouvrir la porte du
pardon à l’autre, ne jamais la fermer. Mais il lui appartient d’y entrer ou non ; comme nous-même
avec Dieu.
-Enfin, c’est la seule demande que le Seigneur commente ensuite, après avoir révélé le Notre Père.
Il fait une exégèse de la 5e demande : « Si en effet vous pardonnez (aphêté : remettez) aux hommes
leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux

(30) Dans la parabole des Talents (Mt 25/14-30), celui qui n’avait reçu qu’un talent et qui le rend au Maître après l’avoir
enfoui dans la terre, est jugé « méchant et paresseux » et rejeté hors du Royaume, parce qu’il n’a pas porté de fruits, parce
qu’il a refusé de coopérer avec Dieu.

hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes » (Mt 6/14-15). Cela indique
l’importance que le Seigneur y attache, ainsi que la nouveauté de cet enseignement, par rapport à la « Loi ». Ce précepte spirituel est une des règles-clés de l’Eglise. Dieu nous apprend à ne pas être vaincus par le mal, à ne pas nous déterminer en fonction du mal qu’on nous fait, à demeurer toujours libres, et donc à « être » : à Lui ressembler.
Proposition de traduction
Toutes les anciennes traductions françaises jusqu’à 1524 portaient « dettes », qui correspond
exactement au texte latin. Mais en 1524 Lefèvre d’Etaples, un humaniste proche des Protestants (31), traduisit la Bible en français et traduisit debita par « offenses » (« pardonne-nous nos offenses… »).
Ce fut repris par Calvin, puis généralisé à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Cela a été
repris dans la traduction oecuménique du Notre Père (1966). C’est une ineptie ! Comment pourrait-on offenser Dieu ? Dieu est tout-puissant, inaccessible, inatteignable. Rien ne peut Lui porter préjudice
(une offense est une attaque blessante, un mal qu’on fait à quelqu’un, ce qui implique une supériorité sur la victime). L’innovation de Lefèvre d’Etaples est une catastrophe sémantique !
Il est étonnant que les Catholiques-romains ne s’en soient pas tenus au texte latin. La seule traduction admissible est : « Remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous (les) remettons à nos débiteurs ». De nombreux auteurs ajoutent « les ». Certains font remarquer que c’est une ambiguïté au plan grammatical. Mais il faudrait dire alors « comme nous aussi nous remettons leurs dettes à nos débiteurs » : c’est beaucoup trop lourd. Et ne rien mettre du tout est un peu elliptique. Je pense qu’il faut maintenir « les », car c’est plus facile à dire et le sens est évident.
Dans la traduction de l’Evêque Jean, cette 5e demande est introduite par « et » : cela est conforme aux textes liturgiques grec et latin.

6ème demande : « Et ne nous soumets pas à l’épreuve (ou à la tentation) »

C’est la phrase la plus difficile de tout le Notre Père, sur le sens de laquelle on s’interroge depuis
2000 ans. Il y a des problèmes de philologie, de terminologie et de sens. Nous allons étudier :
– la phrase telle quelle est, et les énormes difficultés qu’elle soulève,
– les échappatoires,
– la solution du problème, qui est d’ordre philologique (et même syntaxique).
a- la phrase telle qu’elle est : position du problème
Examinons successivement le terme principal, puis le verbe.
Tentation ou épreuve ?
Le Grec peirasmon (latin : tentationem) a bien les deux sens : épreuve, essai, séduction, tentation,
de même que l’hébreu missah, qui dans l’Ancien Testament avait plutôt le sens d’expérimentation
ou d’épreuve, mais qui dans le Nouveau Testament est bien « tentation ». Le concept de tentation est omniprésent dans le Nouveau Testament et le démon y est appelé : le Tentateur. Les deux sens sont donc possibles, mais les deux sont différents :
– une épreuve est soit une expérimentation, soit une vérification. Elle n’est pas nécessairement une tentation, mais peut l’être.
– une tentation a toujours pour but d’inciter au mal, de faire chuter, de détruire. Elle est perverse par nature.

(31) Lefèvre d’Etaples est toujours resté catholique-romain, mais était proche des milieux protestants.

Toute tentation est une épreuve, qu’il faudra surmonter. Toute épreuve est permise par Dieu (cf.
Job). Sans épreuve, l’homme ne pourrait pas expérimenter sa liberté. Tous les grands spirituels ont connu des épreuves, qui les ont vérifiés et fortifiés. Ces épreuves sont souvent des tentations (mais pas toujours : la maladie par exemple). Le Christ Lui-même, comme homme, accepte d’être éprouvé, tenté par Satan.
Nous allons voir que le choix définitif du terme est fonction du verbe et de la négation.
Le verbe : eisévengkês, qui vient de eispherô : introduire dans, conduire dans (en latin : inducere : conduire dans, faire entrer dans), construits ici avec une négation (grec : mê, latin : ne)
Si l’on s’en tient au texte tel qu’il nous a été transmis, cela donne :
– « ne nous soumets pas à la tentation ou à l’épreuve »
ou
– « ne nous induis pas en tentation ».
Les deux variantes comportent une difficulté théologique insurmontable :
« tentation » : si on demande à Dieu de ne pas nous y soumettre, c’est supposer qu’il pourrait le
faire. C’est une horreur. Comment Dieu pourrait-Il nous conduire au mal ? Plusieurs Pères ont dit :
c’est un blasphème (Tertullien, Origène…)
« épreuve » : la difficulté est atténuée parce qu’on ne suppose plus que Dieu puisse nous amener au mal. Mais il y a une autre difficulté, c’est que c’est contraire à toute la Bible. Car Dieu permet
toujours l’épreuve (cf. Job). Il avait permis, à l’origine, la première épreuve : celle d’Adam et Eve
face au Serpent. C’est donc une ineptie.
Nous sommes dans un dilemme insoluble.
b. Les Pères de l’Eglise* ont bien vu le problème, dès le 2e siècle, et ont cherché des solutions, qui
sont des échappatoires : ils ont ajouté des gloses, c’est-à-dire des termes qui ne se trouvent pas dans le texte d’origine et le modifient, qui constituent une sorte de commentaire. Citons-en quelques une :
« Ne permets pas que nous soyons séduits par le Tentateur » (Tertullien).
« Ne souffre pas que nous soyons induits en tentation (St Cyprien de Carthage), formule qui se
trouve aussi dans la Vetus latina.
« Priez pour ne pas être submergés par la tentation » (St Cyrille de Jérusalem). L’Evêque Jean, en
s’appuyant sur St Cyrille, proposait : « Fais que nous ne soyons pas submergés par l’épreuve ».
« Ne nous abandonne pas à la tentation (St Hilaire de Poitiers : Commentaire sur le Psaume 118).
« Et ne nous laisse pas induire en tentation » (St Ambroise)
« Ne permets pas que, tentés, nous soyons vaincus » (St Jean Cassien)
Une glose récente : « ne nous laisse pas succomber à l’épreuve » (Missel romain d’avant Vatican II)
Parmi les Pères, le plus proche de la solution fut Augustin d’Hippone : il fait d’abord comme les
autres, en reprenant une formule de Tertullien : « Beaucoup disent : ne permets pas que nous soyons induits en tentation », mais ailleurs il ajoute : « garde-toi d’y consentir », et surtout dans son Sermon 59 : « il faut donc demander de ne pas entrer dans la tentation ». Il avait pratiquement trouvé la solution, mais sous la forme d’une glose (ce n’est pas la traduction littérale du latin, ni du grec).
Toutefois, l’Eglise romaine, qui l’a pourtant mis sur un piédestal au plan théologique, ne l’a pas
suivi. Cette intuition exacte fut donc sans postérité !

*Il y a un tableau synoptique des Pères cités dans cet article vers la fin.

c- La solution Carmignac-Heller (1965 et 1901)
Grâce à sa remarquable connaissance de l’hébreu (et du grec) et à l’étude des documents de Qumran, le P. Carmignac a proposé une clé de compréhension et une traduction qui unit l’exactitude littérale et sémantique. Il découvrira ensuite qu’un jésuite allemand, Johannes Heller, avait trouvé la solution en 1901, mais que son travail n’avait eu aucune audience. La démonstration de Carmignac est plus pertinente et plus brillante que celle de Heller. Il est aussi celui qui a révélé le problème et la solution.
C’est pour cela que je l’appelle « Carmignac-Heller ». Procédons par ordre, comme dans une enquête policière.
1- Carmignac a étudié en profondeur le verbe de la phrase, au plan sémantique, et a mis en évidence qu’il y avait une grande différence entre « entrer en » et « entrer dans » :
– « entrer en tentation » signifie être tenté (ce qui est inévitable).
– « entrer dans la tentation », signifie y consentir, y succomber.
2- Puis il a remarqué que le verbe grec eispherô + eis signifiait « entrer dans ».
3- Puis il a découvert, en restituant le texte hébreu, que le verbe hébreu était au mode causatif
(« faire faire » quelque chose), qui n’existe ni en grec, ni en latin, et que le verbe grec utilisé pouvait servir de causatif au verbe eiserchomai utilisé par le Christ à Gethsémani lorsqu’Il dit à Ses Apôtres : « Veillez et priez pour ne pas entrer dans la tentation». le sens est alors : « faire entrer dans la tentation ».
4- Et enfin, en étudiant la syntaxe des négations sémitiques, il a vu que dans le cas d’un causatif, la négation pouvait porter sur l’effet seul et non sur la cause (ce qui signifie : « faire que ne pas » et non : « ne pas faire que »). Cela change tout au plan du sens

(« Fais que nous n’entrions pas… »)

5- Mais le causatif n’existant pas en grec, le traducteur en grec (qui était probablement un sémite) a choisi la plus mauvaise solution : au lieu de rendre le causatif sémitique par deux verbes, il n’a gardé qu’un seul verbe, en plaçant la négation devant lui. Le sens était faussé en grec. Mais comme on était en milieu sémitique, tout le monde connaissait le sens exact. En effet la forme grecque est ambiguë : pour la comprendre il faut passer par l’hébreu. C’était possible dans la communauté judéo-chrétienne.
Mais une fois en milieu purement grec, puis latin, la phrase devenait incompréhensible.
C’est pour cela qu’on a utilisé des gloses.
-Carmignac a pu ainsi rétablir la forme exacte et le sens exact de la phrase hébraïque : « fais que
nous n’entrions pas dans la tentation ». La tentation est inévitable, mais aide-nous, secours-nous,
fais que nous n’entrions pas dedans, que nous n’y succombions pas. Cela correspond exactement à ce que dit le Christ à Gethsémani aux Apôtres : « Veillez et prier pour ne pas entrer dans la tentation »
(Mt 26/41, Mc 14/38, Lc 22/40,46). L’Evêque Jean fait une remarque spirituelle importante :

« Pourquoi demander à Dieu de ne pas succomber… [s’il est vrai que] Dieu ne nous éprouve pas au-dessus de nos forces ? Parce que nous devons sans cesse réclamer le secours divin. [Dieu nous incite à nous tourner constamment vers Lui, comme un mode de vie (« priez sans cesse »)] ;

(« veillez et priez
pour que nous n’entriez pas dans la tentation »).

[C’est une coopération permanente avec Dieu : la synergie est permanente.] Dieu aime que nous travaillions avec Lui » (32).
Comme la phrase rétablie dans sa forme exacte est un peu lourde, Carmignac a trouvé chez Jean
Lebourlier (33) une formule plus simple : « garde-nous d’entrer dans la tentation » ou « de consentir à la tentation ». C’est juste au plan du sens, mais on s’éloigne un peu du texte d’origine.

(32) Technique de la prière, p.161-162. Ce qui est entre crochets est une paraphrase de ce que l’évêque Jean développe
sur deux pages.
(33) Jean Lebourlier : Ne nous soumets pas à la tentation, La Lettre de Ligugé, n° 123 (1967-3), p.3-18.

-Carmignac va plus loin : il note que St Jacques, dans son Epître, insiste sur le fait que ce n’est pas
Dieu qui nous tente, mais que chacun est tenté par son propre désir : « Que nul, s’il est tenté, ne
dise : c’est par Dieu que je suis tenté…..Mais chacun est tenté par son propre désir ». (Ja 1/13-14).
Carmignac pense que St jacques dit cela à cause de la traduction grecque de la 6e demande du Notre
Père, qui est ambiguë en grec (mais pas en hébreu) : les Chrétiens hellénisés d’origine païenne
pouvaient buter sur le sens (les deux écrits sont à peu près contemporains : Jacques, vers 60 ;
traduction de Luc en grec, vers 58-60).
-Propositions de traduction :
Outre celles indiquées ci-dessus, on peut utiliser la formule : « et ne nous laisse pas entrer dans la
tentation ». Elle a l’avantage d’être plus facile à dire que « Fais que…..ne pas », et de ressembler à
des traductions familières. Mais c’est moins fort et moins conforme à l’original que « Fais que ….ne
pas ». La solution « garde-nous…» permet de contourner la difficulté. Toutefois, elle s’éloigne un
peu du texte originel.
La traduction de la Fraternité russe : « ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve » a une construction syntaxique juste, mais, dans ce cas-là, le terme épreuve n’est pas bon. Il est clair qu’il s’agit de la tentation. Si on dit cela, on retombe dans la contradiction mentionnée au début. Oui, Dieu nous laisse entrer dans l’épreuve : c’est sûr (cf. Job). On ne peut donc pas lui demander de nous l’éviter.

7ème demande : « mais délivre-nous du Malin ».

La 7e demande ne pose pas beaucoup de problèmes, sauf le terme « Malin ».
Le terme grec ponêrou signifie méchant, mauvais, mal, Malin, pervers. Il pourrait être masculin ou neutre : dans les manuscrits il n’y a pas de majuscules, mais il y a un article, ce qui fait pencher pour la forme masculine. Il en est de même en hébreu, tandis que le latin (malo) penche plutôt pour le neutre. Le Nouveau Testament emploie souvent o poniros pour désigner le démon. Le Christ dira à Son Père: « Je ne demande pas que Tu les retires du monde, mais que Tu les préserves du Mauvais
(ou du Pervers), Jn17/15. Et St Paul dit : « le Seigneur vous fortifiera et vous gardera du Pervers »
(2Th 3/3). La plupart des Pères y voient le Malin, le Diable (parfois : « le mal et son auteur, le
démon »).
-Aspect théologique : le mal n’existe pas en soi, il est une déficience de bien, de grâce, de
ressemblance. Il ne s’agit pas ici d’un concept philosophique. Le Malin est une personne,
angélique, ou plutôt enferique34 , « le Diable et Satan » comme l’appelle le Nouveau Testament, le chérubin déchu Satanaël, chef des armées enferiques. Il est omniprésent dans l’Evangile et le Christ l’appelle « le Tentateur ». Il est le Diable (le diviseur) et agit « malignement », c’est-à-dire avec intelligence en mélangeant la vérité et l’erreur, le bien et le mal (il déforme légèrement la vérité pour nous induire en erreur, comme lors de la tentation d’Adam et Eve, ou même celle du Christ). Son but est de détruire l’Homme parce qu’il est jaloux de l’Amour que Dieu a pour l’Homme et qu’il a la haine de l’incarnation du Verbe. Carmignac propose la traduction : « Pervers ».
Nous demandons au Père de nous délivrer définitivement de l’emprise et des attaques du Malin, pour devenir enfin libres de nous unir à Dieu, pour retrouver la liberté que nous avions en Eden, pour que la parenthèse de la chute adamique soit refermée et que le Royaume de Dieu soit établi éternellement.
Cette demande qui arrive à la fin du Notre Père a évidemment un aspect eschatologique. Carmignac fait remarquer qu’en hébreu, le sens est beaucoup plus fort : la traduction la plus proche serait :
« débarrasse-nous du Malin ».
(34) J’utilise à dessein ce néologisme, plutôt que « infernal », dont le sens étymologique est édulcoré.

– Quel est son rapport avec la 6e demande ?
Dans la mesure où il y a une liaison grammaticale avec la 6e demande, certains Pères ont regroupé les deux dernières demandes en une seule. Mais la plupart y voient deux demandes différentes et sont très attachés au nombre symbolique de 7 demandes (Augustin y insiste beaucoup).
Carmignac fait remarquer que les 5 premières demandes sont à l’impératif, la 6e est au subjonctif,
parce qu’elle contient une négation et que l’hébreu ne permet pas l’impératif, mais que la 7e est à
l’impératif : elle est bien une 7e demande.
Quel est alors le sens de la conjonction mais ?
Le terme grec que traduit « mais » est « Alla ». Il peut avoir trois sens : une opposition, une
restriction ou une emphase. Il est évident qu’ici il s’agit d’une affirmation emphatique : « bien plus »,« surtout » (tandis qu’en latin et en français ce sens n’est pas rendu). Carmignac propose : « et surtout » (et surtout délivre-nous du Malin).
Cette 7e demande arrive à la fin de la prière. Cela a plusieurs sens :
– la prière commence par tout ce qui est positif et important, ce qui est la vraie réalité, divine. Elle
nous ancre d’abord en Dieu, dans la Divine Trinité (confession de notre filiation divine), nous
apprend avec Marie à faire la volonté de Dieu, nous nourrit de Dieu dans l’Eucharistie, nous apprend à pardonner (ce qui est plus facile lorsqu’on a déjà fait tout ce chemin) et à résister à la tentation. Ce n’est qu’armés ainsi et protégés que nous pouvons conclure : délivre-nous du Malin. Cela constitue un « ordo », un chemin spirituel. Les Scolastiques, depuis Anselme de Canterbury (le père de la scolastique) jusqu’à la fin du 13e siècle, ont voulu expliquer le Notre Père à rebours, en commençant par la 7e demande. C’est une erreur spirituelle, une hétéropraxie. Luther réagira contre cela et insistera sur l’ordo de la prière, qui est une pédagogie divine.
Dans le même ordre d’idée, dans l’Eglise antique, les exorcismes étaient faits par des clercs mineurs, parce que chasser les démons n’était qu’un préalable et que le démon est petit. Mais c’étaient les Evêques et les prêtres qui baptisaient, chrismaient et célébraient les mystères.
– Il y a aussi un aspect eschatologique : cela évoque la fin des temps, et le combat spirituel final
entre les Anges de Dieu et les démons, entre St Michel et Satan, prophétisé par le Christ dans
l’Evangile, puis dans l’Apocalypse. Cela signifie que nous aurons à mener ce combat jusqu’au bout
et qu’il faudra persévérer. On ne pourra jamais être dans le confort spirituel. Le Christ nous l’a
clairement dit : tenez bon, tenez jusqu’au bout, J’ai vaincu le monde. Satan et ses anges seront
totalement et définitivement vaincus.
– Carmignac confirme tout cela par une remarque concernant les procédés littéraires hébreux : il y a un parallélisme antithétique : la prière commence par une personne, le Père céleste, et elle se termine par une personne qui en est l’antithèse, le démon, qui sera vaincu.

C-La Doxologie et l’Amen : « Car c’est à Toi qu’appartiennent le règne, la
puissance et la gloire pour les siècles des siècles. Amen ».
-Elle ne se trouve pas dans tous les manuscrits.
Elle se trouve dans les recensions antiochiennes et byzantines, dans la Didachê (35) (mais tronquée : il y manque un mot) dans les Constitutions Apostoliques (36), et chez beaucoup de Pères, surtout byzantins.
Elle ne se trouve pas dans les manuscrits les plus anciens (famille alexandrine), la Vetus Latina et
la Vulgate (sauf : « Amen », chez St Matthieu), et chez les plus anciens Pères de l’Eglise.
Elle s’est répandue dans tout l’Orient (via Antioche et Byzance), mais l’Occident l’a ignorée (Vetus
Latina et Vulgate).
Les premiers humanistes ayant utilisé des manuscrits grecs récents l’ont insérée : elle se trouve
donc dans le textus receptus grec d’Erasme. Les Protestants, croyant qu’elle faisait partie du Notre Père l’ont adoptée (Calvin) : ils la disent systématiquement à la fin du Notre Père (37).
-Elle est d’origine liturgique, juive puis chrétienne.
Les Juifs avaient coutume de terminer les prières, dans le Temple, par une doxologie (louange
adressée à Dieu (38)). Dans le Talmud de Babylone, on étendra ces doxologies : elles sont répétées après chaque bénédiction (ce qui est toujours le cas actuellement).
C’est ce qu’on retrouve dans la Didachê (fin 1er-début 2e siècle), où l’on recommande de dire le Notre Père 3 fois par jour, suivant une tradition biblique.
L’origine liturgique est confirmée par St Ambroise. Dans le De Sacramentis il commente le Notre
Père sans la doxologie, mais ensuite dans son commentaire de la liturgie, il indique que le prêtre dit, après le Notre Père, une doxologie. On a d’ailleurs fait de même pour les psaumes, les cantiques bibliques (Gloria Patri…) et à la fin des homélies. Dans toutes les liturgies, orientales et occidentales, il y a soit une doxologie (Orient) soit une « embolie » qui se termine par une doxologie(Occident)
(voir ci-dessous en IV, 3, b)
Carmignac estime que la doxologie du Notre Père est une création très ancienne (1er ou 2e siècle)
insérée vers le 3e siècle dans l’Evangile de Matthieu par un copiste de la région d’Antioche, qui a
transcrit le Notre Père qu’il connaissait par coeur, tel qu’il l’entendait et le disait à l’église -avec la
doxologie- au lieu de recopier le manuscrit qu’il avait sous les yeux (au 3e siècle apparaissent les
manuscrits de la famille antiochienne, qui contiennent tous la doxologie).
-« Amen »
Dans la Didachê : il y a une doxologie, mais qui ne se termine pas par « Amen » (de même que
dans l’anaphore qui suit). Carmignac fait remarquer que c’est normal parce que les prières juives se terminaient par une doxologie qui était la réponse du peuple au grand prêtre (sans Amen).
Dans le textus receptus grec d’Erasme il y a la doxologie complète, avec Amen. Mais dans les
éditions scientifiques du 19e siècle, il n’y a plus ni l’un ni l’autre.

(35) Didachê : le plus ancien recueil liturgico-canonique de l’Eglise, rédigé en grec, fin 1er-début 2e siècle, probablement
d’origine syrienne.
(36) Constitutions Apostoliques : compilation de tous les documents liturgiques, canoniques et spirituels, antérieurs au 4e
siècle, réalisée en Syrie vers 380, dans un milieu hérétique (arien), mais qui demeure fondamental pour la connaissance
de l’Eglise antique.
(37) Ce qui est le cas pour le Notre Père dit oecuménique et qui atteste de son origine protestante.
(38) Du grec « doxa » : la gloire.

Pour les versions latines, c’est plus complexe :
– Vetus latina : pas de doxologie, ni d’Amen.
– Vulgate : pas de doxologie, mais un amen. Il se trouve aussi dans le Commentaire de St Jérôme
Sur St Matthieu. Mais dans les éditions ultérieures de la Vulgate (notamment la plus récente,
celle de Paul VI-Vatican II), l’Amen a disparu.

III- La traduction du Notre Père en français : synthèse des propositions

1. Les problèmes posés par la traduction du Notre Père en français, jusqu’en 1965.

a- Du 16ème siècle au début du 20ème siècle:
Il faut distinguer le Notre Père, texte biblique, du Notre Père utilisé dans la prière liturgique et
personnelle, car le texte biblique est double, mais La prière de l’Eglise ne peut-être qu’une.
-Jusqu’au 12e siècle, toutes les Bibles étaient en latin. Ce n’est qu’à partir du début du 12e siècle
qu’on voit apparaître des éléments de la Bible en français. La plus ancienne version française39 du Notre Père se trouve dans le Psautier d’Eadwin de Cantorbéry, vers 1120 [les rois d’Angleterre sont des français depuis 1066].
-La plus ancienne traduction française de toute la Bible date du 13e siècle (1226-1239 [sous St Louis] dans la région parisienne).
-A partir de l’imprimerie [milieu du 15e s.] il va y avoir de nombreuses versions de la Bible, et du
Notre Père, largement diffusés, d’abord en latin, puis en français. La plus ancienne version imprimée de la Bible en français, date de 1477 (Macho et Farget, à Lyon).
-A partir du 16e siècle, vont apparaître de nombreuses versions de la Bible en français, notamment protestantes. La plus ancienne est celle de Lefèvre d’Etaples en 1524. Dans sa version du Notre Père on trouve : le pain supersubstantiel, les offenses, ne nous induis point en tentation, le Malin.
Il y en aura ensuite de très nombreuses.
Le problème qui se pose, comme pour beaucoup de langues « récentes », c’est-à-dire fixées au début du deuxième millénaire, c’est qu’il n’y a pas une traduction unique de la Bible (ni donc du Notre Père) comme cela existe en grec, en latin et en slavon.
Le latin fut la langue liturgique exclusive de la France (et de l’Occident) jusqu’au 16e siècle. A partir du 16e siècle, il le demeurera pour les Catholiques-romains, en tant que langue officielle, canonique, mais on vit apparaître dans les livres de messe des traductions françaises en regard. Seulement elles ne furent pas normalisées, puisque seul le texte latin faisait foi. Parallèlement les Protestants utilisèrent les langues vernaculaires, mais les traductions ne furent pas non plus normalisées. II y a donc eu depuis le 16e siècle un grand nombre de variantes du Notre Père en français, catholiques, protestantes et agnostiques (scientifiques).

b- L’élaboration d’une traduction française dans l’Orthodoxie (1925-1945):
Lorsque des Orthodoxes apparurent en France, pendant longtemps ils n’utilisèrent que leurs langues traditionnelles (grec ancien et slavon) ou nationales (roumain par exemple).
Ce n’est qu’avec la naissance d’une Communauté orthodoxe française en 1937 (celle de Mgr
Winnaert) que le problème se posât réellement. Le premier effort d’élaboration d’une bonne
traduction française (conforme à la langue française et à la tradition orthodoxe), fut celui de la

(39) Il s’agit, bien sûr, de vieux français. Texte chez Carmignac, p.402.

Confrérie Saint-Photius, fondée par de jeunes russes émigrés, dont le principal fut Eugraphe
Kovalevsky (40), qui était l’âme du groupe et qui devint président de la Section française (« Province Saint- Irénée »). Non seulement ils se penchèrent sur les racines orthodoxes de la France et entreprirent de restaurer l’ancien rite des Gaules, mais ils s’efforcèrent aussi de trouver des formulations françaises liturgiques pour les textes anciens, qui étaient en latin, et pour les emprunts faits au rite byzantin (en l’occurrence en slavon). Il est utile de souligner que ces jeunes russes enthousiastes étaient d’une grande culture : Eugraphe et ses frères, Maxime et Pierre, lisaient le latin,le grec et le slavon, et parlaient 4 ou 5 langues vernaculaires (ils parlaient couramment russe, français
et allemand)…Les recherches pour élaborer une bonne traduction du Notre Père en français entrèrent dans le cadre de ce travail gigantesque. Il fallait résoudre une multitude de problèmes
contradictoires :
– être fidèle au sens (au contenu biblique et à la théologie orthodoxe),
– être fidèle au texte, autant qu’il soit possible,
– tenir compte de la tradition liturgique française (qui existait, au moins par écrit, depuis le 16e
siècle) et de l’euphonie française,
– trouver une traduction liturgique (il y a des termes « liturgiques » et d’autres qui ne le sont pas).
Il en résulta une traduction française du Notre Père dans un esprit orthodoxe, vers 1944-1945, qui
restera la meilleure jusque vers les années 2000 (voir ce texte en Annexe I), et qui sera validée par St Jean de San Francisco (41), celui  qui prendra sous son omophore la petite Eglise française et sacrera évêque le Père Eugraphe Kovalesvky, sous le nom de Jean de Saint-Denis, en 1964. A chaque fois que St Jean viendra présider la liturgie (en rite byzantin ou en rite des Gaules) à la cathédrale Saint-Irénée de Paris, il dira le Notre Père en français dans cette traduction (il parlait bien le français : il a vérifié lui-même tout le rite des Gaules restauré, avant de le valider et de le bénir).
Contrairement à ce que disent certains auteurs, cette version française n’est pas du Père Lev Gillet.
D’ailleurs dans le commentaire que celui-ci a publié sur le Notre Père, sous le nom d’ « Un moine de l’Eglise d’Orient », il n’utilise pas cette traduction.(42).
C’est celle qui est utilisée dans l’Eglise Catholique Orthodoxe de France (ECOF), dans certaines
paroisses françaises de notre Métropole, et qui l’a été dans les paroisses francophones du Patriarcat de Moscou jusque vers 2004.
2. Les trois traductions actuelles du Notre Père dans l’Orthodoxie francophone
Outre la traduction de l’Evêque Jean dont je viens de parler, deux autres traductions en français
apparurent après 1965.

(40) Eugraph Kovalevsky (1905-1970) : le futur évêque Jean de Saint-Denis (1964-1970)
(41)St Jean de Changhaï et San Francisco (1896-1966), de l’Eglise Russe Hors Frontières prit sous sa protection canonique « l’Eglise orthodoxe de France » à partir de 1961, avec l’accord du Saint Synode de New-York. C’est lui qui conseillera d’ajouter le terme « catholique », pour témoigner de la filiation directe de l’Orthodoxie avec l’Eglise indivise, catholique par nature (d’où le nom d’ « Eglise Catholique Orthodoxe de France » – ECOF). Il avait lu tous les textes
liturgiques produits par l’ECOF avant de donner sa bénédiction. Il est rare de constater un pareil sérieux en matière liturgique…
(42)Le Père Lev Gilet (1893-1980), ancien uniate devenu orthodoxe, joua un rôle important dans l’Orthodoxie en France avant la 2e guerre mondiale : il fut le recteur de la 1ère paroisse russe francophone de Paris. Puis il partit s’installer en Angleterre. Il écrivit de nombreux livres sous le nom d’ « Un moine de l’Eglise d’Orient ». Son livre « Notre Père : introduction à la foi et à la vie chrétienne » fut publié d’abord au Liban (sans date), puis à Paris en 1988 (Ed. du Cerf).

a- La traduction dite oecuménique (1966)
Dans les années 60, vers la fin du concile romain Vatican II, et dans le cadre de relations
œcuméniques, les Protestants et les Catholiques-romains travaillèrent ensemble à une traduction
œcuménique du Notre Père et ils y aboutirent à la fin de 1965. Ils s’efforcèrent ensuite d’y associer
les Orthodoxes, qui n’avaient à l’époque aucune instance commune (Le Comité inter-épiscopal
orthodoxe de France ne sera créé qu’en 1967) et qui étaient très divisés (il y avait trois juridictions
russes !). Et en 1966, la situation était très délicate car il y avait depuis 1963 une crise grave entre
l’Archevêché russe et Constantinople, parce que Constantinople avait nommé un évêque grec à Paris.
La « rue Daru » s’était alors érigée en Archevêché orthodoxe de France et d’Europe occidentale, sans aucun souci de l’ECOF, qui dépendait de l’Eglise Russe Hors Frontières (ERHF).
Les représentants des instances œcuméniques consultèrent ceux qui leur parurent les plus
« officiels » (l’archevêque russe et l’évêque grec). Ces derniers donnèrent leur accord formellement et sans un véritable examen du texte, parce qu’ils n’utilisaient jamais le français dans la liturgie (ils célébraient en slavon et en grec ancien). Et les uns et les autres se gardèrent bien de demander son avis à la seule Communauté orthodoxe française de l’époque, celle de l’Evêque Jean, parce qu’elle était dans la juridiction de l’Eglise Russe hors Frontières.
Cette traduction dite « œcuménique » parut au début de 1966 (voir ce texte en Annexe I) et elle
provoqua un tollé chez les Orthodoxes français, car elle était (et elle est toujours) la plus mauvaise
de toutes les traductions françaises (43). L’ECOF découvrit les choses par voie de presse ! L’Evêque Jean alla trouver ses deux confrères, l’Archevêque Georges Wagner et le Métropolite Mélétios et leur dit : comment avez-vous pu accepter cela ? Les deux évêques répondirent : pour leur faire plaisir, parce nous ne disons jamais le Notre Père en français ( !)
Maxime Kovalevsky (44), le plus grand compositeur de musique sacrée orthodoxe en Occident au 20e siècle et professeur de liturgie comparée à l’Institut Saint-Denys, écrivit une Lettre ouverte en
janvier 1966 pour dire en quoi cette version était éloignée de la Tradition et de l’Orthodoxie. Le P.
Jean Carmignac, qui était alors le plus grand bibliste français, mondialement connu pour ses travaux sur les documents de Qumran, et qui avait découvert la clé de compréhension de la 6e demande du Notre Père en 1965 (voir ci-dessus), s’indigna aussi et écrivit à Maxime Kovalevsky pour lui apporter son appui. Il alla même à Rome pour essayer de convaincre le Vatican de faire marche arrière, mais il n’y réussit pas. Il faut dire qu’on était à la fin du Concile Vatican II (il s’achève en décembre 1965), que l’Eglise romaine était en plein bouleversement, en plein changement, et qu’un problème de traduction en français n’était pas pour elle primordial. Pourtant une grande partie des problèmes posés par la traduction en français concerne aussi les autres langues !
Il est bien étonnant que de nombreuses paroisses orthodoxes francophones (ou semi-francophones) se soient précipitées alors pour adopter cette version très mauvaise, simplement parce qu’elle avait une étiquette « oecuménique ». Ou peut-être était-ce pour ignorer ostensiblement le travail fait par l’Eglise française depuis près de 40 ans…

(43) Les Catholiques-romains auraient pu, à cette occasion, revenir au texte latin, notamment en ce qui concerne les
dettes, et ils auraient pu tenir compte des travaux d’un de leurs grands savants, le P. Carmignac, qui étaient déjà connus…
Mais on était dans l’ambiance post-Vatican II et pré-68, dans cette lame de fond qui provient de l’inconscient des peuples
et qui bouleverse les sociétés. La Tradition en a fait les frais.
(44) Maxime Kovalevsky (1903-1988) était un frère aîné de l’Evêque Jean. Outre son oeuvre immense de composition de
musique sacrée, ses cours de liturgie comparée à l’Institut Saint-Denys, que j’ai suivis pendant 4 ans, sont d’un intérêt
exceptionnel.

b- La traduction de la Fraternité orthodoxe (russe) en Europe occidentale (vers 2004)
Enfin, Il y a une dizaine d’années, vers 2004, un groupe de traduction de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale (dépendant canoniquement de l’Archevêché russe) a proposé une nouvelle
traduction, nettement meilleure que la traduction œcuménique, mais avec deux éléments nouveaux :
le « pain essentiel » et « ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve », qui sont tous deux contestables
(cf. ci-dessus). Néanmoins, c’est cette traduction qui sera recommandée par l’Assemblée des Evêques Orthodoxes de France en 2004 (voir ce texte en Annexe I).
Nous nous trouvons donc face à trois traductions en français du Notre Père en usage dans les
paroisses orthodoxes francophones.
3. Proposition de traduction nouvelle en français
Je vais reprendre les 7 demandes telles que nous les avons examinées et indiquer ce qui me paraîtrait bien (exact théologiquement, conforme au texte biblique et à la langue française, et de style liturgique) avec des variantes et quelques explications. Rien n’est absolu dans ce domaine. Il y a de nombreux critères qui entrent en jeu, dont il faut essayer de tenir compte, mais à un moment donné, on doit choisir la meilleure, ou la moins mauvaise des solutions.[Lecture est faite du texte proposé, avec ses deux variantes : voir en Annexe II ]
Il me semble qu’il faudrait aussi changer de méthode de travail : il faudrait d’abord se mettre
d’accord sur une traduction (après une étude sérieuse et concertée), puis l’expérimenter dans les
paroisses et enfin faire un bilan au bout de un ou deux ans. Si tout le monde est d’accord, on la
valide. S’il y a des désaccords fondés et importants, on introduit des corrections. Cette méthode
correspondrait plus à l’esprit conciliaire de l’Eglise orthodoxe. Il faut faire tout cela sérieusement,
parce l’enjeu est important : arriver à prier ensemble. Cela signifie qu’on soit d’accord sur chaque
mot et sur la place des mots. Sinon, on ne peut ni dire, ni chanter la prière ensemble.

IV-Le Notre Père dans la prière des chrétiens

1. Du texte biblique au texte liturgique : sous quelle forme le Notre Père est-il devenu la prière
effective des chrétiens ?
Il y a deux textes bibliques du Notre Père, qui comportent des différences notables : lequel a été
adopté par la communauté chrétienne ? Ou plutôt, le Notre Père que nous disons tous ensemble à la liturgie ou personnellement, provient de quelle(s) source(s) ? Quel est le texte normatif de la prière ?
Question connexe : les textes normatifs grec et latin (qui sont la source de toutes les traductions
existantes) sont-ils identiques ?
J’ai donc comparé les deux textes officiels du Notre Père, grec et latin (pris dans un livre liturgique grec et dans un Missel romain) avec les deux textes évangéliques.
-En ce qui concerne le Notre Père en grec, il n’y a aucun doute : c’est le texte de St Matthieu qui a
été adopté, avec deux petites variantes par rapport à la plupart des manuscrits :

. dans la 3e demande (Ta volonté), il y a « epi tês gês » (sur la terre) au lieu de « epi gês »(sur terre).
Ce n’est pas très grave, mais le parallélisme avec le Ciel est rompu, parce que « ouranos » (ciel) n’a pas d’article. Dans le texte grec de Matthieu donné par Carmignac, il n’y a pas d’article pour gês.
. dans la 5e demande, pour la remise des dettes au prochain, il y a un présent : « aphiemen »
([comme] nous remettons) au lieu d’un aoriste (aphêkamen :[comme] nous avons remis), que l’on retrouve dans beaucoup de manuscrits. Carmignac restitue le verbe au passé. Mais le texte latin a le présent : le grec liturgique y est donc conforme.
. Il est intéressant de noter que dans la Didachê, qui est le témoin le plus ancien du texte liturgique normatif en grec (fin 1er–début 2e siècle), il y a une autre variante : elle dit « Père du Ciel » et non « Père des Cieux ».
-En ce qui concerne le Notre Père en latin, contrairement à ce qu’on raconte dans la plupart des
livres, il n’est pas entièrement pris chez St Matthieu. Il est pris majoritairement chez St Matthieu,
à l’exception d’un terme qui est pris chez St Luc : « quotidianum » (panem nostrum quotidianum :
notre pain quotidien). St Jérôme en effet a traduit différemment le même terme grec epiousion (qu’on trouve chez les deux évangélistes) chez St Matthieu : supersubstantialem (supersubstantiel) et chez St Luc : quotidianum (quotidien) [voir p. 13-16 les explications détaillées]. On peut être surpris du choix fait par les liturgistes latins de l’époque antique, mais je n’en ai pas trouvé l’explication, ni chez les auteurs anciens, ni chez les modernes. Et quel est le témoin le plus ancien du textus receptus liturgique latin (l’équivalent latin de la Didachê) ? Je n’en sais rien : je n’ai pas trouvé d’éléments de réponse. C’est une question qui mériterait d’être étudiée.
Ce sont donc ces deux textus receptus (textes liturgiques normatifs) en grec et en latin, qui sont
utilisés dans toutes les liturgies et qui ont été traduits ensuite dans toutes les langues, avec un gros avantage pour l’Orient, c’est qu’on a, dans chaque langue, une version unique (grec ancien, syriaque,slavon, roumain…). Autrefois, en Occident, il y avait une version unique, en latin.

2-Le Notre Père dans la vie spirituelle des Chrétiens

Je ne fais que le mentionner pour mémoire, parce qu’il est évident que le Notre Père est la prière par excellence de tous les Chrétiens, depuis 2000 ans.
Je rappelle simplement que la Didachê recommande de le dire trois fois par jour. La prière trois fois par jour était un usage juif : on offrait l’encens dans le Temple matin, midi et soir. Nous avons le témoignage du prophète Daniel (Dan.6/11)45et du Ps. 54(55)/17-1846.
Chaque fois qu’un Chrétien dit le Notre Père, même seul chez lui (ou dans le secret de son cœur), il se trouve de facto en communion avec tous les Chrétiens (« Notre… ») et même in fine, avec tous les hommes. Ne l’oublions pas.

3-Le Notre Père dans la liturgie et les sacrements

a- Dans le baptême et les sacrements
Il est certain que le Notre Père avait une place centrale dans la préparation au baptême. Les
catéchumènes étaient longuement préparés (et surtout pendant le Carême qui précédait leur baptême à Pâques) et on leur révélait progressivement le Symbole de foi, puis le Notre Père

(45) Daniel 6/11 : «…et trois fois par jour [tourné vers Jérusalem] il se mettait à genoux, priant et confessant Dieu ».
(46) Ps 54(55)/17-18 : «Pour moi, vers Dieu j’appelle et le Seigneur me sauve ; le soir, le matin et à midi je me plains et gémis».

C’était  la « Traditio »(47) qu’ils devaient apprendre par cœur (les évêques leur en expliquaient le sens et les diacres les faisaient répéter), puisqu’ils devaient les confesser, les proclamer devant la communauté (c’était la « Redditio »(47), juste avant d’être immergés dans la piscine baptismale. La plupart des Pères qui ont écrit des catéchèses baptismales commentent le Notre Père (cf. le recueil d’A. Hamman (3), cité dans la note liminaire).
-En dehors du baptême, il sera utilisé dans les autres sacrements et notamment dans les exorcismes, parce que c’est une prière à très fort caractère exorciste (elle se termine par la défaite définitive de Satan). Il sera aussi utilisé en Occident dans le sacrement des malades, où il constitue une des prières de guérison : dans l’ancien rite romain, le prêtre imposait la main sur le malade et disait le Notre Père sur lui, en tant que sacrement de guérison ; dans le rite des Gaules restauré, c’est à peu près la même chose : le prêtre élève les mains et dit le Notre Père sur le malade. Il sera encore utilisé pour l’absoute des défunts : dans l’ancien rite romain, le prêtre disait le Notre Père pour le défunt, puis il aspergeait le cercueil d’eau bénite avant de l’encenser. Dans tous ces cas, il faut insister sur le caractère sacramentel du Notre Père.
b-Dans la liturgie eucharistique
Maxime Kovalevsky fait des remarques préalables de grande importance : le Notre père est par
nature liturgique, puisque nous disons « notre » Père. Il correspond à ce qu’enseigne le Seigneur :
« deux ou trois réunis en Mon Nom» (Mt 18/20). Il y a donc bien « liturgie ». Et il ajoute : « Cette
prière [est] divine parce qu’elle a été dictée par Dieu Lui-même : elle possède une force réelle, et
renferme à elle seule tous les éléments de la prière liturgique : mémorial, sacrifice, communion, et action de grâce ».
La place du Notre Père dans la liturgie est une évidence spirituelle, mais demeure un problème
historique difficile. Il est certain que le Notre Père a été inclus dans la liturgie eucharistique, mais
on ne sait pas quand ni comment. Le premier témoignage certain est assez tardif : c’est celui de St
Cyrille de Jérusalem (+ en 386) ; il est confirmé par St Ambroise (De Sacramentis) et Augustin
d’Hippone. On ne le trouve pas –au sein de la liturgie- dans les Constitutions Apostoliques.
Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu sa place plus tôt : mais pourquoi les Pères n’en parlent-ils
pas ? Il y a quand même une explication. A l’origine la liturgie s’est constituée par l’adjonction à
l’office synagogal (qui est la source de notre liturgie de la parole) de la « Fraction du pain ». Or,
effectivement, le Notre Père n’est pas nécessaire pour le sacrement eucharistique : seuls l’Anaphore, l’Institution et l’Epiclère sont strictement nécessaires, et ils sont suivis de la Communion et de l’Action de grâce.
Mais il est évident qu’il devait y trouver sa place. Toutefois, son adoption ne s’est pas faite partout en même temps, ni de façon automatique. En Espagne, il a fallu qu’un concile de Tolède (le 4e, en 635) rappelle que le Pater devait être dit tous les jours (aux liturgies de semaine) et pas seulement le dimanche.

-Quelle place dans la liturgie ?
Dans tous les rites, en Orient comme en Occident, le Notre Père a été placé entre la fin du Canon et la Communion, comme un rite préparatoire à la Communion, mais pas à la même place dans tous les rites.

(47) « Traditio » : de « tradere », livrer, transmettre… ; « Redditio » : de reddere, rendre, réciter (Traditio symboli et
Redditio symboli).

. en Gaule, en Syrie orientale [haute Mésopotamie], en Egypte, et à Rome jusqu’à St Grégoire le
Grand (c’est-à-dire fin 6e s.) : après la Fraction du pain.
. à Byzance et à Jérusalem : juste après la fin du canon et avant la Fraction du pain. St Grégoire le
Grand a imité Byzance parce qu’il avait résidé longtemps à Constantinople, et surtout parce qu’il
voulait que le Notre Père soit dit « super oblationem » (sur les Dons consacrés) parce que l’usage
romain de cette époque était de retirer les Dons de l’autel aussitôt après leur consécration (sur un
autel secondaire devant le trône pontifical).
– L’ordo précis
.dans tous les rites, le Notre Père a été introduit par un préambule, plus ou moins long, court en
Occident (en Gaule : variable ; à Rome : invariable) et long en Orient (surtout chez St Basile). Tous
les préambules (Gaule, Rome, Byzance) contiennent le verbe « oser ». Quelle audace d’oser dire à
Dieu, non pas de nous-mêmes mais parce que le Christ nous l’a enseigné, « notre Père » !
.dans tous les rites il est suivi d’une prière :
-à Byzance : par la doxologie, à laquelle on a ajouté « Père, Fils et Saint-Esprit » (on a christianisé la doxologie juive).
-en Gaule, à Rome, à Jérusalem, en Egypte, en Arménie : par un « embolisme » qui sera appelé en
Occident le « Libera nos », parce qu’il reprend les termes de la 7e demande, fait un
petit commentaire puis se termine par la doxologie. Dans la Liturgie de Jérusalem (St Jacques),
d’Alexandrie (St Marc) et d’Arménie, il reprend la 6e et la 7e demande.

– Comment faisait-on : dit ou chanté, et par qui ?
-En Orient et en Gaule : il était chanté par tous [de même à Rome, depuis 1958]
-A Rome et en Afrique : il était chanté par le célébrant, sur une mélodie propre, et clos à Rome par tous avec la 7e demande [depuis 1958 : chanté par tous]
-En Espagne : il était dit par le célébrant, mais ponctué par les « amen » du peuple après chaque
demande (ce qui est typique de la famille liturgique du rite des Gaules).
-En Arménie : il était chanté par le clergé, les bras en croix.

b-Dans l’office divin
Nous avons de nombreux témoignages de l’introduction du Notre Père dans l’office divin, qui
s’institutionnalise au 6e siècle.
-un Concile de 517, à Gérone (Espagne) dit que le Pater doit être dit à voix haute par le prêtre à la
fin des Vêpres et des Laudes.
-St Benoît, dans sa Règle (vers 523-526), demande que le Pater soit dit à la fin de tous les offices :
. à Vêpres et Laudes, à voix haute, par celui qui préside
. aux autres offices, à voix basse, la 6e demande à voix haute, tous répondant par la 7e demande.
(Regula, ch. XIII).
– Les moines Jean (Moschus) et Sophrone (de Jérusalem), en pèlerinage au Mont Sinaï, à la fin du 6e siècle, racontent que le Notre Père était dit à Vêpres après 6 psaumes, et aux Matines (Orthros) après les laudes (donc à la fin de l’office).
– Dans le rite byzantin, le Notre Père est dit à la fin de toutes les heures, après le Trisagion. Et il fait partie intégrante des « prières initiales »(48) (avec « Roi céleste » et le Trisagion), mais qui sont relativement tardives (apparues aux 7e- 8e siècles).

(48) Prières initiales : dites par le clergé majeur avant chaque liturgie, dès leur entrée dans l’église, devant les Portes Royales du sanctuaire ; dites aussi, en principe, au début de chaque office, par un lecteur ou un chantre, ou même un laïc.

Notre Père dit à voix basse :
Il est probable que cet usage vienne de l’époque où il y avait beaucoup de catéchumènes (et donc
beaucoup de païens). Le Notre Père était révélé aux Catéchumènes avant d’être baptisés. Après, il
était dit (ou chanté) dans la partie eucharistique de la liturgie réservée aux Chrétiens. D’où le fait que, lorsqu’il était dit dans des offices non eucharistiques (accessibles à tous, et donc aux
catéchumènes, encore païens), on l’eût dit à voix basse parce que c’était une prière « secrète » qui ne devait pas être révélée aux païens. Cet usage est demeuré dans l’office bénédictin, pour les petites heures : serait-il un témoin de cette époque antique ?

d- Le nom liturgique du Notre Père
Dans les livres liturgiques, surtout en Occident, on a donné un nom à chaque partie de la liturgie, ce qui était commode pour décrire les offices, pour retrouver telle ou telle partie dans un livre liturgique ou pour renvoyer d’une partie à une autre. En Occident, on a appelé couramment le Notre Père : le «Pater » et aussi la « prière ou oraison dominicale » (de dominicalis : du Seigneur [Dimanche était le Dies dominicalis, le jour du Seigneur]). St Cyprien de Carthage, au milieu du 3e siècle, en est un témoin avec son De dominica oratione.

Conclusion
Le Notre Père est une synthèse de toute la révélation chrétienne et un chemin spirituel tracé pour
toute l’humanité. Dieu nous indique la relation qu’Il souhaite que nous ayons avec Lui : Il nous
révèle son dessein. Cette prière est d’une telle densité, en si peu de mots, qu’elle ne pouvait sortir
que de la bouche même de Dieu, Son Logos, Son Verbe. Aucun être humain n’aurait pu la composer.
Et aucun être humain n’aurait osé, de lui-même, appeler Dieu « son Père ».
Le Notre Père nous est enseigné par le Christ Lui-même. Mais il a dit : Je ne dis rien de Moi-même :
tout ce que je vous dis vient du Père. C’est donc le Père céleste qui en est l’auteur, l’inspirateur.
C’est le Fils qui la révèle et l’exprime. Mais elle ne peut être reçue par les hommes, comprise et mise en pratique que par le Saint-Esprit. Elle est une prière trinitaire.
Amen.

Post-face : une prière paradoxale et universelle
Le Notre Père a aussi une particularité qui est des plus étonnantes : il ne comporte pas le terme
« Christ » ; la doctrine trinitaire n’y apparaît pas, ni l’incarnation du Verbe. Son caractère
« chrétien » est implicite, en filigrane. Il en résulte ce paradoxe : bien qu’étant par excellence la
prière des chrétiens, puisque révélée par le Christ lui-même, il pourrait être dit par des juifs et même par des personnes religieuses en dehors du monde judéo-chrétien. Il représente parfaitement la pédagogie de Dieu vis-à-vis de l’Homme, qui est celle du « Semeur ». Dieu Se révèle, mais mystérieusement, en s’adaptant à nous pour ne pas nous « bloquer » et Il attend patiemment que nous fassions l’effort d’aller vers Lui et de Le comprendre, que nous coopérions avec Lui. Cette prière est une mystagogie divine, une initiation, et elle l’est pour toute l’humanité.
(30 janvier 2013) Père Noël TANAZACQ

ANNEXE I
Les trois traductions françaises du Notre Père
en usage dans les paroisses orthodoxes francophones (en 2012)
1- Le Notre Père de l’Evêque Jean et de l’E.C.O.F. (1944-1945)
Notre Père qui es aux Cieux,
Que Ton Nom soit sanctifié,
Que Ton Règne arrive,
Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel,
Donne-nous aujourd’hui notre pain substantiel,
Et remets-nous nos dettes comme nous remettons1 à nos débiteurs
Et ne nous soumets pas à l’épreuve,
Mais délivre-nous du Malin.
(1) Dans plusieurs paroisses on dit : « comme nous les remettons ».
2- Le Notre Père dit oecuménique (1966)
Notre Père qui es aux cieux,
Que Ton nom soit sanctifié,
Que Ton règne vienne,
Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel,
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour,
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés,
Et ne nous soumets pas à la tentation,
Mais délivre-nous du Mal.
3- Le Notre Père de la Fraternité orthodoxe (russe) en Europe occidentale (2004).
Notre Père qui es aux cieux,
Que Ton Nom soit sanctifié,
Que Ton règne vienne,
Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel,
Donne-nous aujourd’hui notre pain essentiel,
Remets-nous nos dettes comme nous aussi nous les remettons à nos débiteurs,
Et ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve,
Mais délivre-nous du Malin.
Annexe II- Nouvelle proposition de traduction française du Notre Père (2012)
Notre  Père  Céleste

Que Ton Nom soit sanctifié

Que Ton Règne arrive

Que Ta volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel

Donne-nous aujourd’hui notre pain supersubstantiel

Et remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous les remettons à nos débiteurs

Garde nous de consentir à la tentation

Et surtout délivre-nous du Malin.

Annexe III: textes du Notre Père en Hébreu, Latin et Grec (non affiché).

Annexe IV
Tableau synoptique des Pères de l’Eglise cités
( L : Pères latins G : Pères grecs )
– 2e siècle
. St Irénée de Lyon (fin 2e s.). Originaire d’Asie Mineure. G (mais prêchait en gaulois)
– 2e-3e siècles
. Tertullien (ca 155- ca 220). Afrique romaine. L
– 3e siècle
. St Cyprien de Carthage (+ 258). L
– 4e siècle
. St Hilaire de Poitiers (+ 367). L
. St Cyrille de Jérusalem (+ 387). G
. St Grégoire de Nysse (+ ca 394). Cappadoce. Frère cadet de St Basile. G
. St Ambroise de Milan (+ 397). L
. Evagre le Pontique (+ 399). Originaire du Pont, puis Constantinople et Egypte. G
– 4e-5e siècles
. Epiphane de Salamine (+ 403). Chypre. G
. St Jean Chrysostome (+ 407). Antioche, puis Archevêque de Constantinople. G
. St Jérôme (+ 419). Originaire d’Illyrie, puis Rome et Bethléem. L
. Augustin d’Hippone (+ 430). Afrique romaine. L
. St Jean Cassien (+ 435). Originaire de Scythie (Dobroudja roumaine), puis Bethléem, Rome
et Marseille (fonde le Monastère St Victor) L
. St Pierre Chrysologue (+ ca 450). Archevêque de Ravenne. L
– 6e-7e siècles
. St Maxime le Confesseur (ca 580 – 666). Constantinople, puis exilé en Afrique et à Rome. G
N B : pour les titres des oeuvres dans lesquelles ils ont commenté le Notre Père, se reporter à
l’ouvrage d’Hamman (cf. note 4).

Table des matières
Le Notre Père : une prière divine pour l’Homme
Note bibliographique liminaire 1
I – Introduction 1
1. Le contexte biblique : les deux textes du Notre Père 2
2. Pourquoi une prière nouvelle ? 3
3. L’importance et la difficulté du Notre Père 3
4. Le Notre Père dans le Nouveau Testament 4
5. Les difficultés linguistiques et philologiques : le problème des textes et des langues 4
6. La structure et l’ordonnancement du Notre Père 6
II – Le contenu du Notre Père et les propositions de traduction en français 7
A – L’adresse ou invocation initiale : Notre Père qui es aux Cieux 7
B – Les 7 demandes 9
B1. Les 3 premières demandes à caractère théologique (concernent Dieu) 9
1e – Que Ton Nom soit sanctifié [sur la terre comme au Ciel] 9
2e – Que Ton règne arrive [sur la terre comme au Ciel] 10
3e – Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel. 11
B2. Les 4 demandes à caractère spirituel, concrètes (concernent l’Homme) 13
4e – Donne-nous aujourd’hui notre pain substantiel [ou supersubstantiel] 13
5e – Et remets-nous nos dettes comme nous aussi nous les remettons à nos débiteurs 16
6e – Et ne nous soumets pas à l’épreuve (ou à la tentation) 18
7e – Mais délivre-nous du Malin. 21
C – La doxologie et l’Amen 23
III – La traduction du Notre Père en français : synthèse des propositions 24
1. Les problèmes posés par la traduction du Notre Père en français jusqu’en 1965 24
2. Les trois traductions actuelles du Notre Père dans l’Orthodoxie francophone 25
3. Propositions de traduction nouvelle en français 27
IV – Le Notre Père dans la prière des Chrétiens 27
1. Du texte biblique au texte liturgique 27
2. Le Notre Père dans la vie spirituelle des Chrétiens 28
3. Le Notre Père dans la liturgie et les sacrements 28
V – Conclusion 31
Post-face : une prière paradoxale et universelle 31
Annexe I : Les 3 traductions françaises du NP dans les paroisses orthodoxes francophones 32
Annexe II : Nouvelle proposition de traduction française du Notre Père (avec 2 variantes) 33
Annexe III : La prière liturgique du Notre Père en hébreu, grec et latin 34
Annexe IV : Tableau synoptique des Pères de l’Eglise cités 35

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