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Récit fait par le moine Parfeni (1807-1878)
De là , je continuai ma route, et le cinquième jour, j’arrivai à la Solitude de la communauté d’Optino, qui est dans la province de Kaloyge, non loin de la ville de Kojelsk. Autrefois, il y a bien des années, j’avais entendu parler du grand Starets hiéromoine Léonide, qui habitait la Solitude d’Optino, et depuis longtemps je désirais le voir, me délecter de sa conversation, et recevoir de lui des directives, et pour mes soucis, la consolation. Car, depuis que j’étais parti de la Sainte Montagne de l’Athos, pèlerin sans lieu où reposer sa tête, mes soucis étaient là chaque jour et mes pleurs aussi. Comme Adam chassé du paradis, privé des joies et des douceurs paradisiaques, assis au dehors, pleurait ; moi, de même, renvoyé de la Sainte Montagne, séparé de mes pères et frères, loin de ce havre calme et paisible, solitaire, dans une petite et misérable barque , je voguais sur la mer terrifiante et houleuse de ce monde, balancé par des vagues énormes, sans pouvoir accoster. Comme un poisson rejeté hors de l’eau, je me débattais et languissais. Je cherchais ne serait-ce qu’une goutte d’eau pour rafraîchir mon âme, envahie de toutes sortes de tourments. J’allais, ne sachant moi-même où, sans argent, sans livret pour des dons, ni l’indication d’un lieu où m’arrêter. Ah, Misère ! Même maintenant, au souvenir de ce temps-là, je pleure. Arrivé à la Solitude d’Optino, plein d’impatience, je voulus aller chez le Père Léonide, espérant être consolé. Je demandai où se trouvait sa cellule, et sans m’attarder, j’allais vers lui. Et arrivé dans l’entrée, je fus saisi de crainte, d’abord par la joie de pouvoir rencontrer un Père si grand, ensuite à la pensée de la façon dont je pourrais me présenter, moi indigne, devant un si grand starets. Me tenant longtemps dans cette entrée, je n’osai ouvrir la porte. Alors sortit son disciple. Je demandai: » Peut-on entrer chez le starets ? » – Il répondit : « On peut ». Je pénétrai alors dans la cellule, et là j’eus encore plus peur et me mis à trembler. Car la pièce était pleine de gens de toute sorte, des notables, des marchands, et des simples ; tous à genoux, et tremblant, comme devant un juge sévère. Chacun attendait une réponse et un sermon. Et moi aussi, derrière tout ce monde, je tombai à genoux. Le starets, quant à lui, assis sur le lit, tressait une ceinture – c’était son travail manuel, tresser des ceintures, et les donner à ses visiteurs, en bénédiction. Alors il déclara : « Et toi, Père de l’Athos, pourquoi es-tu tombé à genoux ? Peut-être veux-tu que moi aussi je m’agenouille ? « – J’étais effrayé, car il ne m’avait jamais vu et ne me connaissait pas, j’avais des vêtements ordinaires, et lui m’appelait « Père de l’Athos »- Je répondis : « Pardonne moi, Père saint, au nom du Seigneur, j’obéis à la coutume: je vois que tous sont agenouillés, alors je suis aussi tombé à genoux. » Il dit alors : « Eux sont du monde, et de plus, coupables : qu’ils restent un peu ; Mais toi, tu es moine, et de l’Athos : lève-toi, et viens jusqu’à moi ». M’étant relevé, je m’approchai de lui. Et lui, m’ayant béni, me dit de m’asseoir avec lui sur le lit, et me posa beaucoup de questions sur la Sainte Montagne de l’Athos et sur la vie de moine retiré en solitaire, et sur celle des communautés monastiques, et sur les autres règles et coutumes athonites ; et ses mains continuaient à tresser la ceinture sans s’arrêter. Je lui dit tout en détail, et lui se mit à pleurer de joie, et à louer le Seigneur Dieu, de ce qu’Il avait encore beaucoup de serviteurs fidèles, qui ont abandonné le monde et les soucis de la vie, pour le servir avec amour et travailler pour Lui, leur Seigneur. Puis il commença à libérer les gens, prenant soin de chacun dans sa maladie physique ou spirituelle, celle du corps par la prière, celle de l’âme avec un amour paternel, des paroles douces et des directives utiles à l’âme – et d’autres, par une admonestation sévère, ou même par un renvoi brutal hors de la cellule.
Parmi ces gens se tenait à genoux devant lui un monsieur venu au monastère pour y accomplir ses dévotions, et aussi pour rendre visite au starets. Celui-ci lui demanda : « Et toi, qu’attends-tu de moi ? »- Il répondit en pleurant : « Je désire recevoir de vous, Père Saint, des conseils utiles à l’âme. » Le starets lui demanda : « As tu fait ce que je t’ai ordonné auparavant? » – l’autre répondit : « Non, Père Saint, je ne puis le faire. » Le starets dit : » Pourquoi alors, n’ayant pas fait la première chose, viens-tu en demander une autre ? » Puis il ordonna avec sévérité à ses disciples : « Chassez le hors de la cellule ». Et ils le jetèrent dehors. Moi-même, et tous ceux qui se trouvaient là, fûmes effrayés d’une action aussi brutale et de cette punition. Mais le starets, lui, n’en fut pas troublé, et recommença à parler avec douceur aux autres, et à les libérer. Plus tard, un des ses disciples dit : « Père Saint, il y a une pièce d’or par terre . » – Le starets répondit : « Ce monsieur l’a intentionnellement laissé tomber, et il a bien fait, elle sera utile au Père de l’Athos, pour sa route. » Et il me la donna.
Alors je lui demandai : « Père Saint, pourquoi avez-vous agi aussi sévèrement avec ce monsieur ? » et il me répondit : » Père de l’Athos! je sais comment agir avec l’un ou l’autre : c’est un serviteur de dieu, et il cherche le salut ; mais il est tombé dans une tentation, il s’est habitué au tabac. Il est déjà venu me voir, et m’en a parlé, et je lui ai ordonné de laisser le tabac , et de ne plus jamais y toucher, et tant qu’il ne l’aurait pas fait, que je ne désirais pas qu’il revienne me voir. Et lui, n’ayant pas exécuté le premier commandement, vient en demander un autre. Voilà, cher Père de l’Athos, combien il est difficile d’arracher l’homme à sa passion ! «
Pendant que nous parlions, on lui amena trois femmes. L’une d’elles, malade, avait perdu la raison et l’entendement, et toutes les trois pleuraient et demandaient au starets de prier pour la malade. Alors il revêtit son étole, en posa l’extrémité, ainsi que ses mains, sur la tête de la malade, et après une prière, la signa trois fois sur la tête et ordonna de l’emmener dans l’hôtellerie. Il faisait tout cela assis, et il était assis parce qu’il ne pouvait plus se lever, il était malade, et vivait ses derniers jours.
Ensuite vinrent des disciples, frères du monastères. Ils lui ouvraient leur conscience et les ulcères de leur âme. Il les soignait tous et les guidait. Et puis il leur apprit que sa fin approchait, et il dit : « Jusqu’à quand, mes enfants, ne serez-vous pas encore sages comme le serpent, et purs comme la colombe ? Jusqu’à quand resterez-vous si faibles ? Jusqu’à quand resterez-vous étudiants ? Il est déjà temps que vous soyez sages vous-mêmes, et que vous instruisiez. Mais vous, quotidiennement, vous êtes faibles et vous chutez. Comment allez-vous vivre sans moi ? Je vis mes derniers jours, et je dois vous quitter, et rendre mon dû à mon être, et aller vers mon Seigneur. » Les disciples , entendant cela, pleuraient amèrement. Puis il les congédia tous, et moi aussi.
Le lendemain, je revins chez lui, et il me reçut de nouveau avec amour, et parla longuement avec moi. Puis arrivèrent les femmes de la veille, la malade était avec elles, mais déjà plus malade, complètement guérie: elles étaient venues remercier le starets. Voyant cela, je m’étonnai, et lui dis : « Père Saint, comment osez-vous faire de telles choses ? Vous risquez, par gloire de ce monde, de détruire tous vos efforts et vos exploits ascétiques. » A cela il me répondit : « Père de l’Athos ! Je n’ai pas fait cela par ma propre puissance, mais cela s’est fait par la foi des visiteuses, la grâce du Saint-Esprit, qui me fut donnée par l’imposition des mains, a agi ; mais moi je suis un homme pécheur. »Entendant cela, je profitai pleinement de son bon raisonnement, de sa foi et de son humilité. Puis, à nouveau, revint le monsieur de la veille, qui demanda en pleurant au starets de lui accorder son pardon. Il le fit, et lui ordonna de faire ce qui lui avait été commandé avant. Puis il nous libéra tous.
Je restai à la solitude d’Optino toute la semaine, et je glorifiai la Nativité de la très Sainte Mère de Dieu. La veillée vespérale fut solennelle. Les trois psaumes du polyéléos furent chantés en force, par versets. Tous les frères et tout le peuple tenaient des cierges. Et j’allai souvent au skite, calme et muet, qui se trouve à environ une demi-verste du monastère, dans les bois. J’y parlai souvent avec les pères, le hiéromoine du grand habit Jean, qui venait du raskol, ainsi qu’avec le père spirituel hiéromoine Macaire – et aussi avec l’higoumène du monastère d’Optino, le Père Moïse, qui aimait les pèlerins. Puis je repris la route. Et le Père Léonide, un mois après mon départ, termina sa vie, et partit vers son Seigneur.
(…)
Traduit du russe par N.M.Tikhomirova.
Source:http://stranitchka.pagesperso-orange.fr/VO02/MOINE_PARFENI.html
Au cours du XIXe siècle, le monastère d’Optino (au sud-ouest de Moscou) fut un grand centre de rénovation spirituelle en Russie, célèbre pour sa lignée de grands starets. Par leur prière ascétique, leurs dons de paternité spirituelle, sans parler de leurs travaux sur les Pères de l’Eglise, ils attirèrent des foules de pèlerins, depuis les humbles hommes du peuple jusqu’à des politiciens de haut rang et des hommes de lettres célèbres. Après la révolution, les bâtiments furent rasés, les moines dispersés. Ces starets sont parfois considérés comme des gardiens spirituels du peuple russe qui venait en foule rechercher auprès d’eux la guérison de l’âme et du corps. Le starets le plus connu est Saint Ambroise, canonisé en 1988 par l’Eglise Orthodoxe Russe. Sa personnalité est immortalisée sous le visage du « Starets Zosime » dans les Frères Karamazov de Dostoïevski. Dans leur prière, simple et spontanée, les starets d’Optino nous enseignent à entrer courageusement dans la grisaille de la vie quotidienne, à y faire rayonner, dans l’espérance et l’amour, la grâce divine. Le monastère a été rendu au culte au 1988, des moines de plus en plus nombreux renouent avec la tradition et travaillent activement à la restauration du Monastère.