« Non,non,non. Ce n’est pas ainsi qu’il faut chanter cet hirmos.[ Un hirmos est le premier tropaire de chaque ode d’un hymne]. Père Philémon, c’est dans le ton 3 et non dans le ton 7. [ Le chant byzantin est réparti sur 8 tons]. C’est plutôt comme cela…. »
La voix âgée essaya de produire une note aigüe et sonore, mais toute tremblante elle s’interrompit.
« Vous chantez dans le ton 5 et non dans le ton 7 » coupa une autre voix âgée.
Une troisième voix plus virile de caractère se fit entendre depuis l’autel: » Pourquoi vous disputez-vous Pères vénérables? et d’un ton posé, celui d’un baryton doux, il fit résonner la petite chapelle en bois des paroles du saint hirmos: « Pour l’incrédule, la nuit est sans clarté O Christ, mais elle est lumineuse pour tes fidèles qui se délectent de tes paroles divines. C’est pourquoi je veille devant Toi Seigneur, et chante ta divinité ». (Hirmos 5 des matines du dimanche, ton 7).
Par cette nuit froide de novembre, grise et sibérienne, l’église était presque déserte. Outre le hiéromoine Vladimir [ hiéromoine = moine également prêtre car un moine n’est pas généralement un prêtre ] à la voix si claire qui officiait ce jour-là, et les deux vieux moines, Père Procope et Père Philémon, n’assistait aux matines qu’un autre vieillard et qui se rendait régulièrement aux offices depuis cinquante ans date de la fondation de cette skite [ skite= ermitage dépendant d’un monastère ]située sur les rives du lac Baïkal en Sibérie. Les habitants des villages des environs, d’anciens détenus pour la plupart, ne venaient pas à l’église; or, autrefois, une foule de fidèles remplissait la chapelle. Les offices avaient été empreints d’une plus grande solennité aussi. Outre les deux vieux moines du choeur on comptait quatre autres plus jeunes et nantis de belles voix aux accents mélodieux. C’était le P. Vladimir qui dirigeait le choeur.
Durant une brève période, l’armée blanche avait tenu ce territoire, mais à l’arrivée des autorités soviétiques qui professaient l’athéisme et qui avaient pris le pouvoir, l’archimandrite Palladius, higoumène [ Higoumène = Père Supérieur d’un monastère ]du monastère de la Sainte Ascension et de Saint Innocent qui administrait la petite skite ordonna qu’on laisse partir les jeunes novices et qu’on les fasse passer la frontière en traversant Kjala et le désert de Mongolie. On installa les moines rassophores (moines confirmés) dans le monastère principal tandis que le P. Vladimir recevait la bénédiction pour devenir higoumène de la skite et était à cette fin ordonné prêtre.
Les deux vieux moines qui, du fait de laur âge ne pouvaient partir à l’étranger et aimaient la skite plus que le monastère dont elle dépendait demeurèrent auprès de lui. Et là, par l’ironie du sort et surtout par la providence insondable de Dieu, la skite, dont l’isolement causait tant de soucis à l’archimandrite Palladius, était toujours debout tandis que le monastère de Saint Innocent avait été détruit sur ordre du gouvernement soviétique. Les moines furent dispersés, certains ont été condamnés aux travaux forcés, d’autres ont été renvoyés dans leur village natal. On confisqua tous les vases sacrés de l’Eglise et on les plaça dans des musées de l’athéisme. Toutefois le Père Palladius parvint à sauver certains objets sacrés et avec le Père Vladimir, il les dissimula quelque part aux alentours de la skite. Leur cachette était si secrète que les eût-on cherché cent ans, on n’eût pu en trouver la trace.
L’aube est lente à poindre sur les rives du lac Baïkal au mois de novembre. Sept heures avaient déjà sonné lorsque les matines s’achevèrent dans la chapelle de la skite et le soleil matinal ne dardait point encore ses rayons.
Le Père Vladimir franchit le seuil de l’église et s’arrêta interdit devant la beauté pure et admirable des rayons de lune qui étincelaient sur les eaux du lac Baïkal. Dans la clarté lunaire, les vagues de glace gelée scintillaient comme des diamants sur la vaste étendue du majestueux lac. Quel splendeur!
De sombres montagnes si escarpées qu’elles en sont comme privées de neige, enserrent le lac de toutes parts, profilant leurs ombres sur le flamboyant champ de glace, et, à la lueur de la lune, ondule une kyrielle de pins, superbe ornementation de ces imposants massifs.
Combien Père Vladimir aimait ce site! Il chérissait la beauté sublime du lac Baïkal qui était devenu pour lui tel un proche parent. Ses paysages changeants offraient à ses yeux des scènes d’une beauté qui jamais ne se répétait. Chaque jour de l’année dévoilait une image nouvelle et différente de la beauté féerique du lac Baïkal.
Les rayons du soleil matinal venaient à peine de scintiller vers l’orient lorsque le Père Vladimir acheva l’ultime prière du canon de la communion. Tandis que les paroles sacrées et les hymnes mélodieuses résonnaient encore en son coeur, doucement et l’âme en paix, il franchit à nouveau le seuil de la chapelle pour se rendre à la liturgie. Le tintement des cloches et le grincement des traîneaux au loin attirèrent son attention. Cette fois, c’était sûr, ils arrivaient, amenant avec eux leur cortège d’épreuves. Le Père Vladimir s’était depuis longtemps préparé à ce moment; chaque jour qui s’écoulait sans trouble l’étonnait un peu. Il traça sur sa poitrine le signe de la croix en arrêtant son regard sur la croix blanche de la petite chapelle embrasée par l’aurore. Il n’entra pas dans l’église, mais se tint immobile sur les marches à l’entrée de la skite.
(à suivre)