Quelques années passèrent. Un homme à la haute taille et au visage émacié traversait le fleuve Amour, quittant la rive soviétique pour gagner celle de la Mandchourie, qui était encore libre.
Risquant leur vie, des centaines, voire même des milliers de gens traversaient cette frontière naturelle.Mais cet homme ne ressemblait pas au réfugié habituel, tel le paysan, le commerçant ou le soldat de l’Armée rouge qui fuit la pression insupportable qu’il subit dans sa patrie, pour s’en aller chercher du travail dans les villages frontaliers de la Chine, ou, porté par le même espoir, se dirige vers le sud et vers la ligne de chemin de fer.
Ce réfugié-là ne cherchait pas du travail. Arrivant sur la rive mandchoue du fleuve Amour, il se mit à questionner les Russes qu’il rencontrait sur l’emplacement d’un monastère orthodoxe (à présent fermé). Et, bientôt, un grand novice, aux sourcils froncés, qui ne souriait jamais et parlait peu commença à accomplir toutes sortes de tâches très dures dans l’un des monastères orthodoxes de la Mandchourie.
Il travaillait comme quatre. D’après les rares paroles qu’il laissait échapper, on pouvait conclure que c’était un homme d’une certaine intelligence. Mais chaque fois que l’higoumène du monastère lui proposait la tonsure, afin qu’à l’avenir il pût devenir hiéromoine ou hiérodiacre, le novice s’y opposait catégoriquement. Un jour, alors que l’higoumène s’efforçait de la lui faire accepter avec une insistance particulière, le Père spirituel du monastère prit la défense du novice et ne lui donna pas la bénédiction pour recevoir la tonsure.
Une fois seulement le moine leva-t-il légèrement le voile sur son secret. Répondant à la question qui était sur les lèvres de tous les moines: « Pourquoi as-tu fait de tels efforts pour être admis au monastère si tu ne veux pas recevoir la tonsure? ». Il répondit: « Je suis venu au monastère pour que ma nuit devienne clarté, pour apprendre à ne plus craindre la mort ». Alors, d’une voix éraillée et sombre il se mit à chanter l’hirmos du ton sept: « Pour l’incrédule, la nuit est sans clarté, ô Christ, mais elle est lumineuse pour tes fidèles, qui se délectent de tes paroles divines. C’est pourquoi je veille devant Toi, Seigneur, et chante ta divinité ».
Personne ne put lui en faire dire davantage.
En 1945, après le 2 novembre, lorsque l’armée soviétique envahit la Mandchourie, le sombre novice quitta le monastère. Dans une brève note adressée à l’higoumène, il parla du bouleversement qu’avait provoqué dans sa vie le martyre du Père Vladimir. En conclusion de sa lettre, le novice qui quittait le monastère avait écrit: « Puisse le Seigneur vous accorder le salut, mon Père, car, dans votre monastère j’ai trouvé ce que je cherchais: j’ai appris à ne plus craindre de mourir pour la vérité. Et, à présent, je m’en vais recevoir la mort des mains mêmes du pouvoir démoniaque que j’ai, jadis, servi ».
Ce récit a été publié en français dans la revue de théologie orthodoxe « La lumière du Thabor » (No 49-50) éditée par la fraternité orthodoxe saint Grégoire Palamas. Le texte français est extrait des « Entretiens sur la Sainte Ecriture et sur la Foi » et publié en anglais dans Orthodox Life, 1998, n°2.
Par ailleurs, et par un curieux hasard, sous la plume de Etienne Dubuis, le journal Le Monde, dans le numéro daté du samedi 20 Août 2011 , page 17, publie dans le cadre d’une série d’articles intitulées Moscou-Vladivostok le témoignage de Mr Igor Razumov. En voici la teneur (de la partie de l’article intitulée Des komsomols à l’église).
La cathédrale du Christ-Sauveur abrite, ce samedi soir à Tchita (située dans la région du lac Baïkal) un service en l’honneur de la contesse Olga, la première aristocrate russe à s’être convertie au christianisme. Dans la foule des fidèles, un homme de haute taille et de forte carrure se détache (mais rien à voir avec le commandant de notre récit puisque cet article du journal Le Monde concerne l’actualité présente aujourd’hui et non les années 1920-1945): Igor Razumov porte-parole de l’évêché de Transbaïkalie. « A cette lointaine époque,déjà, les Russes avaient le choix entre plusieurs croyances, murmure-t-il. Ils se sont décidés en faveur de l’orthodoxie, comme nous sommes aussi invités aujourd’hui à nous déterminer » . Malgré sa voix calme et ses yeux bienveillants, Igor Razumov est une force de la nature.Et il a des mots très durs pour qualifier le sort que le régime communiste a autrefois réservé aux croyants. « Les chrétiens étaient traités comme aux premiers siècle de notre ère sous l’Empire romain, lâche-t-il. Ils étaient jetés aux lions ».
Igor Razumov ne le cache pas. Il a été lui-même entraîné, à un niveau modeste , dans ce mouvement. Sa première rencontre avec l’Eglise remonte aux années où il appartenait aux jeunesses communistes, le Komsomol.Epoque au cours de laquelle il a été placé à la tête d’un petit groupe chargé de « sauver de leur ignorance crasse » les vieillards resté fidèles à l’orthodoxie. Bref, les convertir au matérialisme. A-t-il réussi dans sa tâche? Igor Razumov répond qu’il ne pense pas avoir jamais convaincu personne. Sa conversion est venu beaucoup plus tard, après l’éclatement de l’URSS. Un jour qu’il passait devant une église, sa fille de 5 ans a demandé par curiosité d’y entrer. Un an plus tard, impressionnée par un message religieux diffusé à la télévision, elle a demandé de suivre des cours de religion. En bons parents, Igor Razumov et sa femme ont accepté et, de fil en aiguille, se sont mêlés à la vie paroissiale.Que s’est-il passé ensuite pour Igor Razumov? Le porte-parole considère vain d’entrer dans les détails: « Ce n’est pas l’homme qui vient à la religion, se contente-t-il de répondre.C’est Dieu qui l’y amène ».